Le Salon du Refusé #2

La Bombe

Comme beaucoup je crois, j’ai écrit plusieurs textes destinés à des appels à projets qui n’ont pas été sélectionnés. Ces textes existent encore dans mes archives et je tenais aujourd’hui à leur donner malgré tout une existence.

Je continue la plongée dans mes archives avec ce texte qui fut écrit en 2018, en avril je crois… Je ne sais pas si je dois trop en dire. Faites-vous une idée, on en reparlera plus tard, sans doute pour le SDR#3.

Richmond avait faim. Ses entrailles le travaillaient, produisant de longs gargouillis lugubres. Le restaurant était ouvert et toutes les tables n’avaient pas encore été prises. Il entra donc en brisant la porte du restaurant d’un coup d’épaule, et se rua sur un serveur en costume bon marché à qui il lança un tonitruant :

— Une table pour 1, pas mal placée surtout.

Face à l’incompréhension du jeune homme, Richmond crut bon de préciser :

— C’est-à-dire pas à deux pas des gogues ni des cuisines, loin des fumeurs, des ouvriers en pause et de tout autre espèce de pue-la-sueur.

On le mena à une table qu’il inspecta. Après avoir essuyé une tâche de gras avec son doigt il exigea qu’un coup d’éponge soit passé en vitesse. Une jeune femme partit en pleurant vers les cuisines et un homme habillé de blanc s’affaira à rassembler les fragments de porte vitrée avec lesquels des enfants s’étaient déjà mis à jouer. Une fois le coup de propre passé, il se lissa la barbe d’un air satisfait et écrasa son postérieur sur une chaise qui craqua sous son poids. Il parcourut le menu. Le serveur revint et commença sa longue litanie :

— Ce midi, monsieur, nous proposons une truite cendrée nappée de…
— Rien à faire. Attendez…

Pendant de longues secondes il parcourut l’intégralité de la carte, retint le serveur contre lui, fit glisser son index sur l’une des plus petites lignes du menu et déclara.

— Amenez moi ça…

Le visage blanc du serveur vira au pourpre.

— C’est à dire que monsieur doit sans doute se tromper… nous ne…
— Rien à foutre j’ai dit ! J’exige qu’on me serve, pas qu’on me contredise ! LE CLIENT EST ROI !

Un nouveau coup partit et la table devant laquelle Richmond se trouvait explosa en des centaines d’éclats de bois un peu partout dans la pièce. Une écharde se planta dans la nuque d’une grosse bourgeoise qui émit un miaulement de surprise. Une autre partit à deux centimètres de l’oreille du serveur qui ne demanda pas son reste. On vit le pauvre homme filer à grandes enjambées pour passer commande en ne manquant pas de renverser quelques chaises sur son passage. On apporta une nouvelle table ceinturée d’un anneau en acier, par sûreté.

Richmond s’alluma un cigarillo et souffla une épaisse fumée dans un grognement de satisfaction. Il fallait bien ça pour se faire respecter dans ce monde de brutes insensibles. Dans le menu tombé au sol, éventré par la force de frappe de ce senior frisant le quintal pour un mètre quatre-vingt quinze, la dernière ligne restait encore lisible, proposant en corps 5 d’une typographie alambiquée :

La Fameuse Bombe du Chef

C’était une recette qui datait d’avant la naissance de Richmond, un délice imaginé du temps des intellectuels et des poètes qui se rassemblaient ici pour deviser à voix basses dans le brouillard opaque de leurs gitanes maïs. Le cuisinier de l’époque, un homme des Balkans, avait imaginé ce met comme une farce, un gros globe de 75 centimètres de diamètre qu’il fallait briser d’un coup de massue pour en recueillir le goût qu’on disait exquis. Richmond en avait entendu parler, un jour de déprime morose où l’être aimé s’était enfui au bras d’un jeune premier. Il avait entendu un ami lui suggérer “La Bombe” comme on proposerait le revolver à un malheureux. Il avait hésité mais s’était décidé. Quitte à s’empiffrer, autant le faire avec panache. Ce que Richmond ignorait, c’était que cette “bombe”, qui avait fait la renommée du “Coquelicot Alangui” (qu’on pourrait appeler aussi, sans autre forme de snobisme “Le Coq”) avait été aussi la cause de sa sulfureuse réputation. Bien avant les fast-foods, deux cents ans avant les “Giga quelque chose”, les “suprême de machin” et les “Maxi Best-of ”, “La Bombe” avait été pensée comme un objet de concours. On se provoquait au “Coq” pour montrer sa capacité à baffrer sans ciller.

On raconte que Rodin avait écrasé Rosso en le défiant de finir avant lui ce délice gigantesque. Que ce dernier avait fait la nique à Petit et que Petit avait “mangé” Dalou qui s’était défié en répondant devoir suivre un régime strict lui interdisant l’accès au concours.

Au “Coq”, le souvenir de cette époque avait permis une certaine renommée au restaurant, on n’avait pu se débarrasser de cette recette, mais on s’était résolu à ne plus la proposer et à l’écrire en si petit que personne ne risquerait de la prendre. Personne sauf Richmond qui venait se défier lui-même.

Il y eut du vacarme dans les cuisines, le chef avait du retrouver en urgence le moule en acier qui permettait d’assembler “La Bombe” et envoyer chercher 6 poules, 2 lièvres, l’intérieur d’un cochon de lait, trois cailles, 8 tourterelles, et un bouquet de sauge qui n’appartenait pas à la recette mais que le chef comptait bien ajouter “pour le goût”. Richmond attendit 6 heures que son plat se prépare, enchaînant cigarillos sur cigarillos et se commandant quelques petites anisettes bien fraîches. À ses pieds un monticule s’était formé de cendres grises qui fumaient encore. Les piles de verres vides avait construit autour de son corps un vitrail massif et autoportant par lequel perçait la lumière du soir. Quand on lui amena enfin “La Bombe”, il n’en crut pas ses yeux. L’objet était d’une blancheur étincelante. C’était une sphère de divination devenue organique. De la fumée sifflait du sommet et quelques perles d’un jus odorant et orangé coulaient sur les flancs. Richmond dut contenir une forte émotion qui l’obligea à croiser ses jambes, il accueillit le plat dans ses bras et écrasa ses narines au-dessus de la cheminée brûlante. Il se laissa endormir par les parfums lourds de toutes ces viandes entremêlées. Un entrelac si délicieusement vulgaire qu’il en devenait indispensable, d’un coup, d’un seul, à sa manière de vivre.

Il y aura un avant et un après, se dit-il en se saisissant de la massue qu’on lui tendait pour fracturer la croûte et libérer son repas. Un violent coup partit, qui fissura l’intégralité de la sphère, le jus se libéra et quelques morceaux de viande voltigèrent au-dessus de lui. Il écarta la matière et divisa son repas en deux parties distinctes. Richmond lâcha sa massue et, se saisissant d’une fourchette, attaqua sa première bouchée qu’il mastiqua longuement, avant de recracher d’un air de dégoût. Surpris de sa réaction, il recommença avec plus de méfiance et cette fois eut un haut le coeur. Il appela le serveur, qui vint en sanglotant, et lui pointa du doigt “La Bombe”.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? Qui m’a fait un coup pareil ?
— Je demande pardon à monsieur ? — Ce goût-là ! Vous cherchez à me tuer ?
— C’est à dire que…
— La sauge, abruti ! J’y suis allergique !

Et sans autre forme de procès, le géant prit son manteau et quitta le restaurant en trombe, renversant tout sur son passage et poussant des cris inhumains. On le vit chavirer au loin, grimper sur un trottoir et s’effondrer par-dessus le parapet. Une gerbe d’eau sembla éclabousser le ciel. Les équipes envoyées en zodiac ne parvinrent pas à le repêcher et Richmond dériva sans fin, le cœur brisé, la tête pleine, mais le ventre vide.