Le Salon du Refusé #1

Sur le bout de la langue

Comme beaucoup je crois, j’ai écrit plusieurs textes destinés à des appels à projets qui n’ont pas été sélectionnés. Ces textes existent encore dans mes archives et je tenais aujourd’hui à leurs donner malgré tout une existence. On commence donc avec ce petit texte acidulé, datant d’octobre 2016. C’est une petite bafouille qui à ses faiblesses, mais qui, contrairement à d’autres que nous verrons plus tard, reste “ok”.

Beavis, en redescendant de la vallée de la Nervia et après s’être correctement tapé la cloche au Rio del Mulino (une cantine très correcte du nord de Dolceacqua), essaye de ne pas s’assoupir au volant de sa voiture. En rongeant nerveusement sur sa gomme, il tourne le bouton de son autoradio et zappe entre les stations que propose la proximité immédiate de la frontière entre Italie et France. Au fil des virages, le mélange consistant de vin rouge liquoreux et de gnocchis à l’huile d’olive et persil se met à tournebouler dans son estomac. Ces va-et-vient incessant causent sur leur passage quelques hoquets dévastateurs que notre ami tente de nuancer par une main astucieusement placée devant son orifice buccal. À ses côtés, la foudroyante Cassandra n’en finit plus d’être à tomber et ce malgré ses grands yeux clairs et humides qui luttent pour rester encore entrouverts sur la route qui descend. La belle qui, quelques heures auparavant, restait encore sur ses gardes semble désormais complètement offerte, rassérénée par les six plats de viandes et de pâtes - amuse-gueules, entrées et dessert compris - que Carmen, la patronne du Rio leur avait apporté coup sur coup. Beavis en se regardant furtivement dans le rétroviseur ne peut s’empêcher de se lancer un sourire victorieux : pour séduire une femme il faut d’abord parler à son ventre comme aimait lui répéter sa mère, et en matière de prévention contre les creux à l’estomac, l’adresse du Rio semblait toute indiquée.

Maintenant, retour de l’autre côté de la frontière et escale par Menton pour une dernière touche de sucrerie qui finira de pousser Cassandra dans son lit. Beavis sifflote, dans le poste radio Wham chante à tue-tête son wake me up before you go go, le soleil brûle les bords de l’ubac et la route est déserte. Dans quelques heures Cassandra sera sienne, et dans 15 ans quand ils regarderont leurs enfants courir sur le bord de la plage ils se souviendront de ce moment en riant tous les deux.

Cassandra dont la peau est habituellement hâlée par un impeccable bronzage peaufiné d’une main de maître par un soleil complice semble soudain un peu pâlotte, la route et la digestion ne lui font pas bon effet. Beavis calme son allure, il faut savoir parfois contenir ses ardeurs, il baisse un peu le son de la sono et tente d’engager la conversation en plongeant sa main dans la poche avant de sa chemisette pour en extirper une Gauloise blonde.

— Cher Cassandra, si je vous dit Menton vous me dites ?

Pas de réponse de la belle, sans doute occupée par ses pensées. Beavis choisit de ne pas faire attention et continue comme pour lui-même en allumant sa cigarette.

— Okay, bien sur il y a les oranges et les citrons, mais il ne faut pas oublier : bergamote, cédrat, combava, caviar, kumquat, lime, limette, mandarine, clémentine, tangerine, tangelo, tangors, bigarade, pamplemousse, pomelo. Il récite à toute vitesse, en essayant de se souvenir de sa leçon, quand il butte sur un mot il s’arrête un instant, hésite, bafouille et continue un peu honteux son chemin. Il cherche un bon moyen de faire naître en Cassandra le besoin irrépressible de s’arrêter par la capitale des agrumes et de commander un citron glacé à l’hôtel Napoléon où le soleil finira de tomber sur la mer et où sa voiture ne redémarrera plus les obligeants à passer la nuit dans l’hôtel. Son plan est ficelé depuis trois mois, depuis que Cassandra a fait irruption dans son cabinet d’étude et que leurs regards se sont croisés. Il a tout prévu : depuis la formule gastronomique du Rio del Mulino à la santé fragile de son moteur qu’il pousse à fond sur la route du col, en passant par l’hôtel ou ils seront obligés de dormir tous les deux. Un vrai rendez-vous galant comme on en voit dans les films. Beavis ne connaît rien de plus érogène que la caresse subtil du froid acide d’un citron givré sur le bout de la langue et il espère que la belle aura à coeur de le suivre dans sa quête hédoniste du bonheur à deux. Mais Cassandra ne dit rien, les yeux fixés sur la route, la jeune femme semble plus préoccupée par sa digestion que par les différentes sous espèces d’agrumes de la famille des rutaceae. Sentant son intérêt décroître, Beavis essaye maladroitement une manoeuvre : finissant de tirer sur sa gauloise qu’il évacue d’une pichenette par la fenêtre entrouverte de sa voiture, il reprend son monologue :

— Saviez-vous qu’il n’est pas rare de voir pousser ce qui semblerait être une orange sur un citronnier ? Il se trouve que ce dernier est un arbre productif mais capricieux, bien trop précieux pour supporter tous les climats.

Il jette vers la belle andalouse un clin d’oeil entendu, elle lui répond par un sourire faible, il poursuit d’une voix suave :

— Oui, fragile… Si fragile en vérité qu’on préfère bien souvent en greffer une branche sur des arbres plus robustes, comme les bigaradiers par exemple qui souffre moins de notre climat. Le citronnier grandit alors et devient un arbre puissant. Mais il arrive qu’il garde des gènes de son porteur et laisse naître de temps à autre une orange amère, qui si on n’y prend pas garde, finit par recouvrir l’arbre de centaines de consoeurs non désirées.

Il finit sa phrase en un souffle, ne sachant plus vraiment ou il est en train de s’embarquer avec son histoire de bigaradier, Cassandra semble d’ailleurs avoir de nouveau décroché et vient d’entrouvrir la fenêtre pour respirer l’air frais du littoral. En contrebas de la route sinueuse, la ville de Menton apparaît, Beavis doit jouer le tout pour le tout, d’autant que son tableau de bord se met à clignoter dangereusement.

— Si vous êtes intéressée par les citrons, je connais une adresse. Oh, un truc tout simple, le Napoléon vous connaissez ? Ecoutez là-bas ils servent une spécialité… Un truc extra, le citron givré. Nous pourrions peut-être nous y arrêter et…

Un épais nuage de fumée noire crachote hors de son capot, la voiture hoquette à grand peine et se contorsionne en mille tressauts significatifs d’une rupture mécanique immanente. Beavis panique et accélère son plan:

— Oh bon sang Cassandra, voulez-vous venir avec moi manger un de ces citrons givrés? Je vous en supplie !

Pressé par le bellâtre, Cassandra se rehausse sur son siège, sa pâleur va grandissante et elle se met à hurler :

— Pour l’amour du ciel, arrêtez la voiture Beavis ! Tout de suite !

Le pauvre homme pile sur le bas-côté et la belle se précipite hors de l’habitacle pour y rendre ce que des millénaires de savoir faire gastronomique en matière de pâtes avait pu lui apprendre. En la regardant, Beavis se sent bien démunis, une femme qui ne supporte pas la cuisine, il ne s’y attendait pas. Et sa voiture qui rend l’âme à quelques kilomètres de son point d’arrivé imaginé par son esprit fougueux. Il relit les notes qu’il avait inscrites sur son carnet spiral :

J’aurais dû finir par lui parler de la Tristeza, soupire-t-il, ce closterovirus cauchemar des agrumiculteur du Brésil des années 30 souvent causé par les conséquences d’une greffe mal faites.

Il prend son visage entre ses mains, dehors Cassandra se relève avec peine de son voyage gastrique, au loin Menton s’éteint dans un incendie de soleil couchant sur la mer. Derrière eux les citronniers frémissent, parcourus par le vent du Nord. Il est 17 heures et 38 minutes, Beavis écrase une larme de découragement sur sa joue. Soudain une main vient se poser sur son épaule, Cassandra sourit les joues rose et les yeux rouges. Elle articule avec peine :

— Mon cher, si je puis me permettre, vous avez oublié dans votre liste d’agrume de mentionner les papeda, yuzu, kabosu et sudachi ?

Ils se regardent tendrement tous les deux tandis que la nuit se lève et que le ballet mécanique de moteurs vrombissants transperce les échos de la vallée.