Le pied dans la Dombes

Y a des gamin·e·s qui naissent avec une main en moins.

Autour de l’Abrègement y a de ces gamin·e·s qui doivent pas avoir plus de deux-trois ans, à qui on a sans doute offert une petite prothèse qui imite rudement bien une main qui manque mais qui n’est pas concrètement cette main en moins.

Y disent que 7 gamin·e·s dans un rayon de 17 kilomètres ce n’est pas plus que la moyenne nationale.

Putain, la gueule de leur moyenne…

Dans pas longtemps ces gamin·e·s iront à l’école de la république pour lever la main qui leur a été laissée et y répondre à des questions cons-cons de robinet qui plicploc et de train qui se rendent en gare de l’âge du capitaine. Iels feront sans doute des erreurs et auront du mal à compter au-delà de cinq, mais ces échecs-là feront sûrement partie de la moyenne nationale. Y a des gamin·e·s qui sont né·e·s avec la marque du territoire sur leur absence de main. Parce qu’autant le dire tout de suite que c’est presque une évidence, c’est presque tellement une évidence que c’est comme si ça ne valait pas la peine de le dire. Alors que peut-être que si.

À l’Abrègement, et je suis sûr aussi ailleurs, à Châtignon, à Surligna, à Neuville-les-Drames même (oserais-je le dire) à Saint-Trivier sur Moignon, les gamin·e·s depuis longtemps le savent, et les parents, et les institutions aussi : il y a dans l’air un gros pet de vent mangeur de chair. C’est comme ça, on partage tou·te·s quelque chose de ce territoire, on a tou·te·s en nous un morceau de ce pet qui nous tue ou nous tuera tou·te·s à petit feu, nous, tou·te·s celleux qui sommes né·e·s avec un pied dans la Dombes.

Un pied dans l’étang de Petellan, de Verdun, de la Fortière, de Gramont, du Mal, Brouille, Lausan, la Léchère, Genève, la Forêt, le Moguet, Bois, Clavier, Neuf, Balancet, Turlet…

On n’est pas les seul·e·s, mais excuse, je parle depuis ce que je connais.

J’imagine qu’il y en a un paquet de greniers de la France et de l’Europe et pis du monde. J’imagine bien et d’ailleurs personne ne devrait avoir à vivre dans un grenier.

Moi pour ce que j’en dis. C’est pas tellement que je le sente au quotidien, l’effet du pet est sinueux, c’est un pet sournois qui va pas directement te niquer. Bon sauf pour ces mains qui sont plus là, sur ces gamin·e·s qui elleux sont par contre encore là, va falloir trouver quelque chose à leur dire quand iels vont venir poser des questions.

Au début, pour la première main en moins, iels ont essayé de minimiser. J’imagine des sous-entendus sur le jaja et l’amour inter-famille. J’imagine le personnel médical avec les deux mains dans leurs deux poches en train de regarder ailleurs en sifflotant parce que des fois c’est dur d’essayer de ne pas voir l’éléphant en plein milieu de la pièce. Et puis bon, au bout de quatre ou cinq gosses dans un cercle très limité géographiquement parlant la presse à commencé à s’en mêler et puis la presse ça fait toujours un peu tâche parce que personne n’aime voir son nom dans Le Progrès surtout quand c’est pas pour dire des choses agréables. L’éléphant est devenu plus gros et la presse locale a passé le relais à la régio et la régio à la natio. Plus trop question de jaja ni de crapuleries entre frères et sœurs, on peut pas dire n’importe quoi dans la natio ! Alors il a bien fallu regarder ailleurs. Pourtant c’est pas ce qu’iels ont fait.

A l’école de l’Abrègement, il y avait des profs, je me rappelle de tou·te·s par leurs noms de famille parce qu’on les appelaient comme ça et jamais par leurs prénoms : Label, Gravier, Desbois… Mme Gravier, si je ferme les yeux et que je pense à elle, c’est pour la voir comme une espèce de longue poire Williams avec des lunettes rectangulaires tout en haut surplombée de cheveux raides, courts et gris. Dans sa classe qui ressemblait à un château au sommet d’une colline ne pouvait monter que les CP. C’est là-dedans que j’ai appris à lire, à lire plus vite que ce gros con de Pietrick.

Le château était au milieu des champs.

J’aurais pu préciser depuis le début que tout était au milieu des champs, que la vie fonctionnait au milieu des champs, qu’on allait à l’école en coupant par les champs et qu’en coupant par ces champs on se coupait la peau sur les feuilles des maïs pleines de poudre blanchâtre-jaune-de-ses-morts. On se donnait rendez-vous dans ces champs pour se retrouver entre amoureux·ses pour se frotter vite fait parmi les poudres et parfois même en fumer un peu.

Ces champs c’est comme le nez au milieu de la figure ou une main en moins, c’est difficile de faire comme si ça n’existait pas. Y en a tellement de partout qu’on oublie même presque parfois de dire qu’ils sont là. Il faut dire aussi que c’est quand même là-dedans que tout le monde mange et personne ne veut cracher dans la soupe.

« Si tu as faim, mange ta main. »

Bon, j’ai préféré faire comme tout le monde et regarder bien partout ailleurs avant. J’ai pas pensé aux cancers, j’ai pas pensé aux histoires de bébés morts trouvés dans la poubelle du boulodrome, j’ai pas pensé non plus aux deux arbres plantés côte à côte, frêles et ridicules comme des souffles coupés, j’ai pas pensé à la minute de silence perturbée par le bruit des machines. Si on commence comme ça on va finir par devoir s’arrêter, les gosses c’est comme les chiens, rien que des bêtes à chagrin, faudrait pas les nommer. Et puis pour nourrir le reste il fallait bien faire pousser en s’assurant que jamais rien ne soit faillible dans la manière de produire. C’était devenu impossible d’imaginer quelque chose qui ne pousse pas.

C’est nous le grenier de la France.

« Si tu as faim mange ta main, mais garde l’autre pour demain. »

Le meilleur moyen semblait être pour l’époque d’asperger depuis le dessus, un mec dans son petit avion se chargeait de faire des largages et de bien en mettre parce qu’avec le vent sur cette plaine sans reliefs on avait vite fait d’en foutre de partout (si vous ne me croyez pas essayez la prochaine fois de poivrer votre steak en plein air et à 100 mètres de distance et vous verrez si c’est facile).

Mme Gravier nous interdisait de sortir jouer dans la cour pendant les largages.

Moi j’aimais bien Mme Gravier…