C'est long une vie

J’ai 47 ans et je commence à peine à prendre confiance en moi et à savoir qui je suis artistiquement. Je commence à peine à me prendre au sérieux, et même pas sûr que je me prenne un jour complètement au sérieux. Je serai toujours un enfant qui peut casser son jouet et qui sait qu’il est en train de jouer. Ce n’est qu’un jeu.

Qu’est-ce que je suis sinon un vieil étudiant qui n’est jamais sorti de l’école ? Qui suis-je sinon un qui apprend à apprendre aux autres et qui apprend pour soi encore. Un pas fini. Ce n’est pas que je n’ai aucune confiance, c’est que je ne suis pas fini, je suis en formation, toujours. Chaque projet, chaque dessin me rapproche de moi-même mais le but recule en même temps que je m’en approche. Il n’y a pas vraiment de fin.

Je regarde jusqu’ici les artistes comme mes créditeurs, et moi comme débiteur, toujours doutant, comme un éternel débutant. Au mieux je peux rendre hommage à mes idoles, pas me placer à leur hauteur.

On peut se demander : c’est quand qu’on devient soi ? Est-ce les autres qui nous le disent ou le savons nous par nous-mêmes ?

Il est possible qu’on puisse me voir comme un artiste en pleine possession de ses moyens mais moi, de là où je suis, je ne le vois pas vraiment. Certains n’attendent pas la moisson pour se vanter d’une récolte. Bien au contraire. Sans que cela leur pose de problème. Je ne sais pas faire ça.

Je sais que j’ai un pouvoir, mais qui ne m’appartient pas, je devine que si je l’utilise mal je le perds. Tout ça dépend de moi et à la fois me dépasse. C’est là. Je fais au mieux avec, un savant mélange de pratique et de lâcher-prise.

J’ai réalisé déjà beaucoup de choses mais c’est comme si ce n’était pas grand chose, pas assez. Alors je continue de chercher. À chaque nouveau projet j’ai l’impression de devoir tout réapprendre. Tout remettre à plat et tout redécouvrir. C’est dans le saut dans le vide que je me constitue. Dans la perte de mes repères. C’est en fait un paradoxe. Un savant mélange. Pour mon premier album de bd (réalisé avec Wilfried Hildebrandt) je me suis engagé alors que je n’avais jamais relevé de défi pareil mais je pensais, au fond de moi, en être capable. Pour mon deuxième livre, idem. Je relève un défi encore plus périlleux : adapter le roman d’un auteur vivant. Mais je pense avoir la sensibilité nécessaire pour y arriver. Je ne suis pas seul aux manettes (Loïc Dauvillier au scénario) mais je dois affronter 200 pages, ce que je n’ai jamais réalisé. Et à chaque nouveau projet je prends le risque d’une nouvelle technique, une nouvelle façon. Jamais poser ses valises, c’est usant mais c’est là ma source de jouvence. Ne pas savoir où reposera le prochain pas.

Comme j’enseigne par ailleurs, je ne peux pas consacrer tout mon temps à mon art. Mais ce frein est aussi une force. Ne pas trop se spécialiser, se sédentariser. Je suis un amateur (celui qui aime) professionnel. Un apprenti spécialisé. Un curieux. Et je ne m’interdis pas l’échec, la foirade ou le raté.

Que veut dire être artiste ? Quand commence-t-on à savoir qu’on le devient ? C’est un processus très long et j’hésite encore à dire si j’en suis un ou pas, un peu comme si c’était une couronne que je n’avais pas à me décerner moi-même, comme la floraison d’un arbre parfait, comme le fruit d’une vie. Être artiste c’est faire-partie d’un temps long.

Accepter de récolter le fruit de semailles faites dans le passé, et ce, dans un futur plus ou moins lointain.

Ensuite, être artiste, c’est devenir une île. Une parcelle d’un territoire qu’on sera le seul à incarner et qui compose une géographie sensible où chacune et chacun joue sa partition, un son que nul autre ne saurait rejouer. Être artiste c’est aussi le risque de semer sans être sûr de récolter. D’être détruit par le mépris. L’indifférence. C’est prendre le risque d’être nu et d’être soi-même.

Quelle contrepartie pour autant de doutes, de sacrifices, de difficultés ? La joie de faire. La joie du geste. La joie dans la forme. Créer. C’est un nectar dément, un délice qui fait oublier la douleur.

Un autre paradoxe : il faut vouloir être artiste pour le devenir. Il faut y prétendre. Mais nul besoin de le proclamer. Je suis du même avis que Dubuffet : l’art est un papillon, plus on le met sous les projecteurs plus il s’échappe. On ne peut pas le fabriquer, c’est lui qui nous façonne.

Il faut fuir le paraître pour préférer l’être. L’art c’est la profondeur. Sans profondeur, pas de mystère, de vie, d’esprit. Juste le cynisme que dit suffisamment bien notre époque.

Et comment produire un art dans un monde qui n’en a pas besoin ? Comment être le poète d’un livre mortel, d’un verbe vénéneux ? Comment dire le beau dans un monde laid ? Et voir quand même la beauté dans la laideur ? Continuer à croire en soi quand on te détruit ? Quand on te refuse l’existence ?

Créer n’est que résister. Que ce soit en temps de paix ou de guerre, faire le pari de soi. Contre les autres, contre le monde, contre soi. Aller lentement à sa rencontre. Être son propre père et son propre fils en devenant sa propre mère. Peu importe les conditions extérieures. Devenir Soi.

Je pourrai peut-être dire que je suis un artiste. Un jour. J’y travaille patiemment. Je cultive mon terreau. Je ne suis pas pressé. Je sais que j’y arriverai.