Ligne droite à l'infini

On a donné à Nelle une oreillette. C’est pour l’acouphène qui l’habite, la docteure a dit : « ça filtre », Nelle a haussé les épaules et elle a dit : « d’accord ». Sur l’ordonnance il y avait écrit extra-fin (comme les haricots verts), mais aussi une série de chiffres et de lettres mélangé.e.s et médium.

Voyez un tube de quelques centimètres, d’un rose qui n’est celui d’aucune chair ; le genre de tube qu’on retrouve entre les coussins du canapé après le week-end, et dont on ne sait pas s’il appartient aux éléments du coffret de jeux de société, au mécanisme du tire-bouchon démonté parce qu’il ne grippait plus bien ou aux babioles des œufs en chocolat que les enfants ont ouverts devant la télévision. Il est étroit et dur, d’un format intermédiaire entre le bâtonnet de sucette et la cartouche d’encre. Plein, lisse.

A la chaleur des doigts il se tord, onctueux, si bien qu’après l’avoir frotté vigoureusement entre ses paumes on peut le laisser couler jusqu’au tympan, il remplit la petite cavité comme un bulot.

Nelle marche dans la rue avec l’oreillette. Elle n’est ni froide ni chaude, elle n’y prête pas attention. C’est comme une nouvelle paire de chaussures, ça s’oublie vite, il n’y a qu’au moment de la retirer que les pieds réalisent avoir été ainsi moulés dans du cuir neuf. Pourtant à l’arrêt de bus (celui qui prend le périphérique et coûte deux tickets) le malaise arrive.

Elle comprend que l’oreillette n’a pas cessé de couler.
Elle comprend qu’elle pousse dans son crâne et descend dans ses sinus et vient gratter le cartilage qui structure sa face.
Elle comprend qu’on la voit remuer le poil au bout de ses narines.

Elle sert les fesses sur le banc de métal, ce qui a pour effet de secouer l’adolescente en survêtement assise à côté d’elle, et qui l’ignore. L’épanchement est interminable. Nelle a un râle qui est aussi un reniflement et un bourdonnement. Dans tous les conduits l’oreillette gonfle, comble. Ses pieds ont disparu. Elle a le sang qui bat à l’envers, les doigts comme des gants remplis de lentilles. Il y a une voix.

Ce n’est pas une voix qui s’entend ; on pourrait dire qu’elle se goûte, car il lui semble qu’elle résonne de sa propre gorge, mais sa bouche est fermée et personne d’autre qu’elle ne semble la remarquer. Elle ne découpe pas les syllabes comme les robots domestiques, qui articulent et se trompent parfois sur la prononciation d’un mot anglais, ou trop récent pour avoir été enregistré dans leur dictionnaire. Elle ne dit pas bonjour. Elle ne dit pas « je ». Elle dit :

C’est Internette.

Et dans les rues des villes du monde, dans les intérieurs et dans les extérieurs, Abbie, Blue, Cora, Dola, Eu, Fong, Guitta, Hel, Io, Jo, Kelle, Louisette, Monette, O, Pola, Quinn, Ritou, Sam, Tiana, Ubette, Valie, Wan, Xavière, Yanie, Zou ont ce frémissement qu’elles ont chaque fois qu’une nouvelle rejoint le réseau, un petit spasme, assez fort pour soulever la surface du café dans la tasse, trop faible pour la faire passer par-dessus bord.

Le trajet en bus est interminable. Nelle encaisse les vibrations du siège (elle diagnostique un pneu vétuste) mais c’est dans sa tête que le tremblement est le pire. Elle a compris qu’elle n’était plus seule. Elle retient la buée des larmes derrière ses cils, l’eau coule en dedans (elle diagnostique un système lacrimal vétuste). Elle descend si fort du bus, devant son lotissement, qu’elle en casse son talon.

A la maison, elle s’isole dans la pièce qu’on appelle bureau et qui est une buanderie. Elle verrouille la porte alors que personne n’est là pour la déranger. Elle débranche tout l’électronique et tout l’électroménager, elle se moque bien que les appareils soient restés en veille. D’un geste automatique, elle retire les piles de linge du clic-clac (on s’obstine à le conserver pour le donner un jour à un enfant qui quittera la maison) et l’ouvre grand. Elle s’enfonce dans le drap resté fossilisé depuis la dernière fois qu’elle l’a changé, c’était décembre, Noël, c’était Sabrina et Joël. Son corps est raide et ses pieds restent en suspension au-dessus du carrelage.

Une vue en coupe de Nelle montrerait la disparition de toute paroi interne : l’oreillette a fondu en elle toutes les membranes, les cloisons, les frontières, en une compote générale – souple, rose. Nelle fonctionne pourtant encore. Si sa langue n’était pas retenue en arrière par le stress, comme lorsqu’elle remplit sa bouche d’une culotte ou d’un collant pour jouer, elle se dirait même en sur-régime. Je carbure, elle dirait. Il y a Dola aux commandes des phalanges, aux nerfs optiques Xavière et Valie manipulent les globes oculaires ; Fong est à la plante des pieds, sensible, et Guitta tient le bout de ses cheveux sous le derme. Zou pique ses lèvres, Tiana aère ses poumons, Blue pousse la sueur hors de ses pores sous les aisselles et aux articulations.

A dix-huit heures, Abbie, Blue, Cora, Dola, Eu, Fong, Guitta, Hel, Io, Jo, Kelle, Louisette, Monette, Nelle, O, Pola, Quinn, Ritou, Sam, Tiana, Ubette, Valie, Wan, Xavière, Yanie, Zou choisissent de quitter leur maison d’un même mouvement, à présent qu’elles sont pleines, toutes, et toutes ensemble. Elles n’empaquettent pas d’autres affaires que leurs économies, qui s’expriment chez certaines en dollars ou en deutschmarks, chez d’autres en un petit sandwich ou une crème pour la peau. La plus ascétique ne prend qu’une grande bouffée d’air, qui contient les senteurs de sa famille, sa propre haleine et les vapeurs du désodorisant des WC – c’est la plus sensible aussi. L’une enfin prend un livre. Celles qui en ont une passent à côté de leur voiture et l’ignorent : elles soulèvent toutes leurs jambes simultanément, elles n’ont besoin ni de roues ni de ferraille.

C’est un tropisme commun qui les envoie à la mer. Cela prend plus de temps pour certaines que pour d’autres : la côte est parfois loin. Celles qui sont arrivées les premières attendent, sans ennui. Elles ont les fesses plantées dans le sable chaud. Celles qui sont dans le sable froid ou les galets secs reçoivent la chaleur des plus confortables.

Elles fredonnent un son qu’elles ont inventé et dont aucune phrase musicale ne ressemble à une autre, pourtant toutes le savent par cœur. Le chœur vrombit comme une vague qui n’éclate jamais ; c’est une vague qui reste au milieu de l’océan, une vague latente. Une fois qu’elle s’est formée, elle demeure, stationnaire. Elle n’avance que pour reculer l’instant d’après, comme une auto incapable de faire un créneau. Ça aussi, ça leur tient chaud.

Quand la dernière arrive (c’est Ubette, téton gauche) et se plante à son tour dans le sable, la voix du dedans se joint à leur harmonie. Elle n’emploie plus de mots. C’est la toute dernière fois qu’elles l’entendent. Elles en font le deuil sans douleur, il faut dire aussi que divisé par vingt-six, celui-ci ne peut être que plus rapide. Elles s’allongent dans le sable qui se mélange aux cheveux de celles qui en ont. Et elles laissent monter l’eau.

Pour Ritou, Guitta et Sam c’est plus long, car la marée amorçait à peine sa descente, alors il faut attendre que la nappe d’eau glisse tout en bas de la plage puis revienne jusqu’à leurs chevilles (Wan), leurs genoux (Eu), leur anus (Jo) et leur nuque (Nelle).

Quand elles sont quasiment englouties, les narines seules au-dessus de la grande flaque, il y a un claquement dans le creux de leur oreille – un bruit d’opercule ou d’obturateur. La libération ne leur provoque aucune sensation. Elles savent, sans le sentir, que leur tympan se vide, que l’oreillette coule désormais dans l’écume montée jusqu’à leur visage, se répand entre les éclats de coquillages, se laisse aspirer par la marée clapotante. Elles ne regardent pas si la pâte rose subsiste dans l’eau transparente derrière elles.

Elles sont seules de nouveau, lignes droites à l’infini. Toutes ont un regard pour la Lune, même celles qui ne la voient pas à cause du ciel trop clair.

Abbie libère ses deux petites chiennes,
Blue ne se coupe plus les cheveux,
Cora publie une thèse sur l’amour,
Dola disparaît de la circulation,
Eu entame une correspondance,
Fong vend sa voiture,
Guitta apprend l’esperanto,
Hel rompt son contrat de mariage,
Io donne son corps à la science,
Jo claque tout au casino,
Kelle disparaît de la circulation,
Louisette disparaît de la circulation,
Monette quitte la maison familiale,
Nelle met fin à ses jours,
O achète un bateau,
Pola devient végétarienne,
Quinn devient végétalienne,
Ritou adopte une enfant,
Sam ne se laisse plus photographier,
Tiana tatoue ses bras,
Ubette se met au jogging,
Valie cultive son jardin,
Wan candidate aux élections,
Xavière déclare ses sentiments,
Yanie brûle son école,
Zou disparaît de la circulation.