Hélicoptère massacreur

Y a des graviers dans la cour de l’école et une pince à épiler dans la boîte à pharmacie de Véronique l’AVS de madame Macon.

Dans la cour il y a aussi une structure en béton armé qui ressemble à une baignoire renversée percée de deux trous de la taille d’un enfant par lesquels nos corps de mioches peuvent s’enfiler pour se cacher des regards, si on appelle cette structure le “bunker” c’est parce que ça doit bien y ressembler un peu.

Quelqu’un un jour, dans le cadre d’un projet d’arts plastiques, a peint sur le bunker pour le rendre un peu moins bunker. Ce quelqu’un a dessiné ou fait dessiner à la peinture magenta teintée de cyan des genres d’algues qui dansent le long du flanc de béton.

À plus de 250 kilomètres de la moindre source de flotte.

C’est moche, mais c’est moins moche qu’avant.

J’ai mis un gravier dans ma narine : on a un jeu ça s’appelle la sarbacane, tu mets un gravier dans ta narine et tu presses celle sans gravier avant de souffler de toutes tes forces comme pour te moucher et que ça projette le gravier sur les autres. Dans la plupart des cas le gravier plein de morve sort en un grand jet bruyant qui fait “ftouuuu” et s’écrase dans les cheveux de Sébastien qui hurle qu’il va nous niquer nos mères. Dans la plupart des cas le gravier finit sa course depuis les cheveux de Sébastien et son envie de niquer nos mères pour atterrir parmi les autres graviers avec ou sans morve.

Dans la cour il y a aussi une cabane avec un toit et des fenêtres avec des volets, mais sans meubles à l’intérieur. On s’y réfugie en fermant les volets et en bouchant la porte avec un ballon de basket pour échapper aux poignées de graviers que nous jettent Sébastien, Pierrick et Guillaume. On fait des doigts par la fenêtre pour les provoquer, on crache sur le ballon pour que personne n’ose le prendre dans ses mains et la bave coule dans les rayures noires et dans la typo en volumes ou c’est écrit Spalding. Madame Macon qui est l’instit’ ET la maman de Guillaume ne dit rien et continue sa tournée d’inspection pendant que nous repoussons les assauts forcenés de son con de fils qui s’est saisi d’une paire d’échasses (des pots de conserves percés avec de la corde orange pour faire les anses) qu’il fait tourner au-dessus de sa tête en fonçant vers nous et en criant :

« HÉLICOPTÈRE MASSACREUR »

La boîte de conserve tape dans le ballon que David essaie d’empêcher de nous partir dessus, le tactactactac de l’hélicoptère massacreur résonne dans toute la maison. On va pas pouvoir tenir longtemps, Sébastien à ses yeux furieux qu’il fait quand il se roule par terre en hurlant et en pleurant de rage, Julien essaie de nous raisonner : va falloir accepter de sortir et de se faire casser la gueule. Comme un ultime geste de provocation avant de retirer le ballon, David montre son cul qu’il tape avec sa main comme pour se donner lui-même la fessée, il tape de toutes ses forces en riant, ça fait : « Schplaf Schplaf AHAHAHAH Schplaf Schplaf ».

Sébastien nous jette des poignées de terre qu’il est allé récupérer dans son pull noué en baluchon autour de son cou, Pierrick à enlevé sa basket à scratch et il la pointe dans notre direction comme un pistolet, Julien a peur : c’est le seul qui a des lunettes.

Je tends mon pouce par la fenêtre ouverte. Je crie « pouce », j’attends que ça se calme et on sort. Personne ne peut enfreindre la convention des pouces, ça ne se fait pas. J’ai mis le pouce parce que depuis tout à l’heure j’ai un gravier coincé dans la narine qui ne veut pas sortir. En essayant de l’enlever, j’ai aggravé ma situation en le poussant plus loin avec mon index.

Véronique va chercher la pince à épiler et elle s’acharne pendant de longues minutes à essayer d’extirper le projectile. « Il est con ce gosse, pourquoi il est con ce gosse ? » J’ose pas lui dire pour la sarbacane, Guillaume demande si on va me couper le nez, David lui dit de fermer sa grande gueule.

Le gravier reste en place, j’ai le nez qui siffle chaque fois que j’expire, Véronique me dit qu’elle peut rien faire, que va falloir attendre, attendre que ça veuille bien… ben descendre quoi.

Guillaume par la baie vitré me fait signe qu’il va me couper la tête pendant que Sébastien saute à pieds joints sur les lunettes Batman de Julien qui n’ose rien dire et de David qui n’ose rien faire, un peu plus loin au fond de la cour je vois Pierrick qui sort du bunker en pleurant.

C’est comme dans les bornes d’arcades, comme le jeu ou tu dois taper des têtes de taupes qui sortent de 6 trous différents et que tu sais pas par quel trou elle va sortir la taupe alors tu l’attends avec ton maillet en plastique qui fait “pouet-pouet” pour lui mettre un coup sur la gueule. C’est tout comme sauf que c’est le bunker, qu’il y a deux trous et que la tête de la taupe c’est la tête de Pierrick qui est recouverte de sang épais comme si on lui avait cassé un œuf sur le crâne. Véronique jette la pince à épiler à l’autre bout de la pièce et se précipite vers le bunker : « Mais qu’est ce qu’ils ont tous aujourd’hui à être aussi cons ! ».

J’entends “chtoc” et entre mes jambes je vois le gravier plein de morve qui roule sur quelques dizaines de centimètres.

Le soir c’est le papa de Julien qui nous ramène et qui nous paye un orangina du distributeur de la boulangerie pour que Julien soit moins triste que ses lunettes soient pétées. On boit les canettes en tapant du pied dans des mottes de terre pour essayer de toucher les vaches du champ du Suisse puis on met les canettes vides derrière les roues de sa bagnole pour que quand demain il partira de chez lui ça fasse “Schkroonk” et qu’il croit qu’il a rayé sa Laguna.

On joue à Mortal Kombat sur la Super Nes, je perds parce que je ne connais pas les combinaisons de touche que Julien mémorise par coeur en feuilletant les magazines au supermarché. Y a le Bigdil à la télé, le papa de Julien a laissé son téléphone sans fil à côté du canap’ et nous on se dit que ce serait sympa de gagner la voiture derrière le rideau. Julien compose le numéro que je lui dicte le nez collé contre l’écran bombé qui fait une petite neige électrique contre mon visage, la veste de Lagaf’ est fluo et me crame les rétines comme un soleil artificiel, une personne décroche à l’autre bout de la France et nous pose des questions sans se dire une seule seconde que c’est chelou ces deux gamins qui appellent un numéro surtaxé.

On attend encore dix minutes et j’entends dans la télé la voix de Jean-Louis de Limoges qui répond à la question à notre place.