Graou

Il a deux yeux ronds avec le coin légèrement jauni et deux pupilles si noires qu’elle semblent hurler aux oreilles de tous leur condition de trou. Son ventre est tendu comme une petite colline habitée par des touffes de poils blanches et brunes. Rien n’est plus agréable que de passer la main sur ce ventre et de l’épouiller avec tendresse, mais cela arrive très rarement, seulement lorsqu’il baisse sa garde, ou lorsque pour une raison politique il renonce soudainement à sa sauvagerie. A part le triangle de son museau, il est de forme plutôt ronde, avec de grandes griffes noires qu’il rétracte également dans ses temps calmes. Sa voix est ce qu’il a de plus notable. Elle est grave, elle est rocailleuse avec des vrais morceaux d’aristocratie dedans. Elle est comme le double fantôme de son identité de navigateur solitaire. Même dans sa jeunesse, dans la nuit, lorsque les autres animaux évoluaient en grappes hébétées sur la paillasse, il restait fier et droit en étendant ses extrémités hors de la cage et en se mettant à chanter. Son chant est sombre et triste et on ne comprends pas car il n’est pas en français. C’est un chant de bête, un chant pour ceux dont les dents sont plus longues que les autres. Peut-être existe-t-il d’autres chants équivalents à travers le monde mais j’en doute, et puis, il ne sont pas vraiment importants car ce ne sont pas le sien.

Tous les matins, j’arpente le couloir, j’évite les packs de bière, les assiettes et le grand râteau rouge et je le trouve là, sur mon canapé, finissant sa nuit. J’allume la radio et me prépare un café avec la cafetière à piston. Il fait froid et la condensation recouvre les larges fenêtres du deux pièces des années 60. Le bruit de la radio couvre à peine le chant des klaxons qui sont les seuls oiseaux survivants des boulevards périphériques. Les gens s’énervent, leur patience est à bout, je veux moi aussi leur klaxonner dans la figure pour cet excès de trompettes matinales, et comme chaque matin une irritation me prend, comme une sorte d’eczéma moral. Et la gueule de bois. Toi, tu te contentes de dormir, le corps entièrement affalé sur le cuir, comme à ton habitude. J’avais essayé de te construire un panier, une fois, au prix de longs efforts. Je l’avais conçu comme un château-fort, qui prenait presque un tiers de la surface de mon appartement parisien. J’avais découpé les deux tours dans le carton du cache-frigidaire qui trainait là depuis deux ans. J’y avais ajouté des petites lucarnes, pour que l’on puisse se regarder en chien de faïence pendant que je petit-déjeunais. Je t’avais déposé dedans avant de partir au lit, fière du travail accompli. En me glissant sous la couette je n’avais qu’une hâte, me réveiller le lendemain, et m’asseoir enfin libre de déguster mon café, accompagnée de l’éternel musique des klaxons et du sifflement du souffle qui voyage à travers tes grandes dents. Seulement, au matin, en arpentant le couloir, le château-fort était vide, légèrement écrasé sur le côté, à cause de l’humidité. Je reniflai et m’aperçus que tu avais pissé sur la tour nord et détrempé le parquet dessous. Depuis cet avertissement, en face de la porte blindée il y a une étrange trainée sombre sur mon parquet acajou, et le matin quand je pénètre dans le salon, tu dors encore et toujours sur le canapé.

Nous vivons une vie silencieuse et douce. Après avoir siroté une ou deux cafetières, j’envoie des mails pendant une heure, ou bien je fais du piano. En général, tu ne te réveilles que par à-coups, en grognant. L’odeur du café ne te dérange pas, bien qu’il parait que ceux de ton espèce ont un odorat 5000 fois plus développé que ceux de la mienne. Mais bon, il faut accepter que ce n’est pas la peine de croire tout ce qu’on lit sur internet. Quand, enfin tu daignes te lever, le soleil ne tape presque plus sur les fenêtres de l’appartement et la batterie de mon ordinateur est quasi déchargée. J’entends de dos le son de tes griffes qui claquent sur le parquet. D’un pas souple, tu traverses le salon et descend chasser le long du périphérique nord. Les gens du quartier, lorsqu’ils se mettent à vous parler bas, adorent raconter l’histoire de la silhouette hirsute, qui baignée de l’éclat du soleil ou noyée par le crachin de novembre, vit entre la porte d’Asnières et d’Aubervilliers. Ils glissent cette information comme une confidence, et rient de la lueur qu’ils font naître dans le regard des enfants. Les enfants eux se mettent à avoir peur de toi, à rêver de toi la nuit, à sentir ton souffle rauque près de leur oreiller, près de leur oreille, ils se réveillent et hurlent et courent éveiller leur parents à leur tour. Si les gens du quartier savaient que lorsque tu reviens en début d’après-midi, ton estomac est plein de gens du quartier, peut-être s’amuseraient-ils moins à faire peur aux enfants pour réveiller les parents. Ou peut-être seraient-ils encore plus ravis de le faire. C’est difficile à dire, et d’ailleurs, nous n’en parlons pas car nous ne parlons jamais.

Nous ne parlons jamais entre nous mais nous parlons beaucoup, chacun notre tour. En début de soirée, une tension se met à traverser nos corps, une sorte de mini arc électrique. Nous sentons qu’il est l’heure de débuter le cours. Alors, je sors le grand cahier à la couverture bleue et nous nous installons autour de la table, avec une grande déférence. Dans l’appartement les lampes s’allument l’une après l’autre, sans qu’on y prête attention. Il y a des plafonniers, des lampes sur pieds et d’appoint. De mon côté, je commence toujours par la grammaire. C’est ma partie préférée. Je te montre mes compléments circonstanciels préférés avec l’espoir que tu daignes enfin répéter après moi les mots en français. « Graou », me réponds tu, « graou graou graou ». Tu te refuses à emprunter ma langue. Je réitère ma leçon et tu te mets à chanter, toujours les même « graou, graou graou graou ». A la fin le jeu nous énerve tous les deux tant que nous en venons presque aux mains, ou aux pattes. Heureusement, le temps clarifie tout. Je m’ouvre une bière, je te lance un steak et nous nous réconcilions jusqu’à ce que fin ivres, nous finissons par débarrasser la table avec le grand râteau rouge. Je titube le long du couloir jusqu’à mon lit, tu roules vers la masse de cuir, et nous nous enfonçons tous les deux dans le mou de la nuit.

Je ne sais pas pourquoi je m’entête encore à vouloir t’apprendre le français. Peut-être que je me complais dans ton incompréhension. Peut-être que j’ai la sensation d’apprendre quelque chose en regardant ta figure hagarde. Ou peut-être, plus probable, que nous sommes en train de fixer notre langage à nous - que les années passant je lis de mieux en mieux dans tes grands yeux jaunes; que je m’aperçois que la manière que tu as de retrousser tes babines est un phonème, que cette longue queue noire que tu fais battre est une phrase. Tes griffes signent des lettres rageuses sur les bas du rideau. Au fond tout cela n’est qu’un jeu: on prend l’air de ne pas s’écouter pour mieux se regarder parler avec nos mains, nos poils, nos truffes. Alors je m’assieds sur le bord du canapé et je regarde la pièce de théâtre se jouer, comme tous les soirs, starring moi, la bête et le râteau. Et je te pose la question : Dis moi, animal, pourquoi ? Puis, d’une main j’attrape le cahier à la couverture bleue et l’abat sur ta tête comme un châtiment divin. Je trébuche sur ton ventre doux et touffu comme une caresse, qui n’est que le début du commencement d’une nouvelle phrase, et d’une voix grave et rocailleuse qui semble ne pas m’appartenir, je te glisse à l’oreille : graou graou graou.