Fra Keeler

J’avais commencé à traduire le premier roman d’Azareen Van Der Vliet Oloomi, Fra Keeler, sans aller très loin, parce que je me suis rendu compte que cette traduction dépassait complètement mes compétences, comme la plupart des traductions. Et même dans ces quelques paragraphes, beaucoup de choses sont bancales, mais elles existent quand même.


« Elle se trouve sur la crête d’un canyon », m’a dit l’agent immobilier, qui avait tiqué quand j’avais offert d’acheter la maison sans l’avoir visitée auparavant.

« D’accord », ai-je dit, même si je n’étais pas tout à fait sûr de ce que l’agent immobilier avait voulu me faire comprendre. Puis je n’ai rien dit pendant un long moment parce que je pensais au décès de Fra Keeler. Puis j’eus l’impression que l’agent immobilier voulait répéter ce qu’il venait de dire, car ses sourcils s’étaient crispés. « Certaines choses ne méritent pas qu’on les examine », ai-je dit, et les sourcils de l’agent immobilier se relâchèrent. « Où sont les documents ? » ai-je demandé ensuite. « Les voilà », dit-il. « J’aimerais les signer », dis-je, et il me les fit glisser sur le bureau avec son majeur. Quel doigt atroce, me souviens-je avoir pensé tout en signant les documents, puis je me suis levé et je suis parti.

Officiellement, il est dit qu’on meurt d’une certaine manière, mais en réalité on meurt à cause de tout autre chose, ai-je pensé tout en quittant l’agence immobilière. Et il est dangereux de considérer comme acquise la nuance entre les deux : ce à cause de quoi on meurt vraiment et la façon dont il est dit qu’on meurt ; c’est à peine s’il y a un rapport. Et à présent je pense que les décès de certaines personnes méritent qu’on les questionne en profondeur. Je suis certain que je pensais à ça aussi quand j’ai quitté l’agence immobilière, mais l’idée n’était sans doute pas aussi claire dans mon esprit. Maintenant je pense : ce n’est pas tous les jours qu’on tombe à point nommé sur une mort aussi remarquable que celle de Fra Keeler. Puis : on doit vraiment s’y mettre, et vraiment réfléchir, pour reconstituer les traces psychiques de la personne décédée (par exemple Fra Keeler), puisque la probabilité pour qu’une mort qui tombe à point nommé demeure officiellement inexpliquée la rend encore plus notable.

Et il est juste que certains événements parmi les plus plaisants sont en train d’apparaître. Je ne peux pas précisément dire lesquels ; je ne peux pas tout à fait mettre le doigt sur l’étendue de leurs répercussions. La vérité, c’est que je ne suis plus le même depuis la mort de Fra Keeler. Certains décès sont plus que des décès, me dis-je, et celui de Fra Keeler était en ce sens exemplaire. Et je pense à la même chose depuis que j’ai quitté l’agence immobilière : certaines morts méritent qu’on les questionne en profondeur, oui, pensai-je, oui : j’ai acheté cette maison justement pour questionner en profondeur la mort de Fra Keeler. Et maintenant que j’en suis le propriétaire, de cette maison que Fra Keeler possédait, je commence à être le témoin de certains événements. Je ne peux pas m’empêcher de penser : il est mort juste à temps, Fra Keeler, il devait être au courant de certaines choses pour mourir ainsi juste au bon moment. Certaines morts ne peuvent être comprises qu’en les mettant en rapport avec les événements dont elles sont issues. Les gens prétendent que ce sont les événements qui mènent à la mort d’une personne qui sont les plus importants. Que la vie accumule les choses vers un but, ce but qu’on atteint au moment de mourir, et que rien d’autre après cela n’est pertinent aux yeux de la vie qu’on a menée. Mais non, me dis-je. Et le mot non se met à bouger dans mon esprit comme le doigt de l’agent immobilier avait bougé sur son bureau. Les choses se révèlent rétrospectivement, me dis-je encore. Et ce sont ces événements déplaisants qui m’en diront le plus sur la mort de Fra Keeler. Seulement, ils sont constamment en train de se former, ils sont encore en train de se matérialiser. Je commence seulement à mettre le doigt sur eux, aussi directement que l’agent immobilier avait mis son doigt sur les documents quand il les avait faits glisser sur son bureau.

Ce n’est pas pour rien que les bobines dans notre esprit tournent à une vitesse que nous pourrions trouver difficile à supporter. Et compte-tenu de son opportunité, la mort de Fra Keeler soulevait des problèmes irrésolus par les rapports médicaux, ou tout autre document en rapport avec la mort qui pouvait exister. Les rapports médicaux ne délivrent pas toute la vérité, même rien qui ne s’en rapproche. Comment peut-on trouver un sens aux faits qui sont listés quand les lieux de naissance et de décès d’une personne décédée sont aussi éloignés l’un de l’autre, comment peut-on savoir la façon dont une personne est allée d’un bout de la Terre à l’autre ? D’autres choses étranges sont listées dans les marges. La profession au moment du décès (chirurgien, boucher, bûcheron, clerc de notaire, etc.) énumérée d’un côté, puis enterrement, incinération, ablation, etc. de l’autre. Ce n’est pas comme si la personne était morte en faisant son métier, ou peut-être que si, peut-être est-elle morte d’un arrêt cardiaque alors qu’elle abattait un arbre dans la forêt, et qu’elle a regardé vers le ciel et qu’elle a pensé, je suis un bûcheron, puis qu’elle est tombée raide. Quelle liste absurde. Il n’y a aucune phrase complète ; comment qui que ce soit peut conclure quoi que ce soit à partir d’un certificat de décès ? Les motifs donnés pour la mort de Fra Keeler ne sont pas loin d’être absurdes, et s’ils font sens, leur sens est restreint. Tout est aussi bien listé qu’une poule qui couvrait ses œufs. Tous les certificats de décès indiquent la même chose, ils pointent vers la même pathologie. Je les ai tous feuilletés, allant de Heure du décès à Lieu du décès avec mon doigt — mais qui, me dis-je encore, qui voudrait mettre en relation une telle quantité d’informations, qui voudrait dissimuler les liens de Fra Keeler avec ces événements plaisants ? Feuille après feuille la même chose est écrite, ce qui signifie que la même chose doit être lue : Fra Keeler est mort d’un cancer pulmonaire, un cancer des poumons, un cancer bronchique. Et l’écriture est toujours la même, une fine ligne gribouillée qui a l’air de collines qu’un ou deux chevaux noirs traversent. Un cancer. Fra Keeler est mort d’un cancer des poumons. Et c’est un gribouillis, une ligne. Rien de plus.