Et si #2

Là, l’attend une image qui la surprend ; droit devant elle, un mur de boucliers, une paroi fermée munie d’une seule étroite ouverture. Droit devant elle un CRS, stoïque, froid, les yeux fixés dans le vide, filme avec une caméra minuscule, qui émet une petite lumière rouge qui clignote. En face de cette ligne, tournant le dos à Margot, une foule qui se presse, des poings levés, des bouches qui crient et qui chantent. Entre les deux lignes, une bande de bitume gris et triste et au milieu une silhouette auréolée d’une autre lumière clignotante ; celle de la luciole.

Margot court ; la luciole tournoie autour de cette silhouette qui se fait de plus en plus précise. De loin, elle a cru qu’il s’agissait d’un enfant, mais en se rapprochant, elle a compris que le personnage dont les traits lui apparaissent de plus en plus précisément était, en réalité, une vieille femme d’une petitesse étonnante au dos légèrement voûté et aux cheveux d’un blanc irisé. Margot court et la vieille femme n’est plus qu’à quelques mètres.

Mais, alors qu’elle croit arriver à son but, ses membres qu’elle pensait, quelques instants plus tôt, ne pas réussir à arrêter dans leur élan, deviennent lourds ; l’air qu’elle brassait sans difficulté se solidifie, une force invisible la contraint à garder ses distances vis-à-vis de la luciole qui éclaire la femme inconnue. Ses mouvements ralentissent, chacun d’eux lui demande un effort considérable, son corps exige qu’elle lui accorde toute sa concentration. Alors pour la première fois depuis qu’elle a commencé à courir, elle quitte des yeux l’être luminescent pour se concentrer sur ses propres gestes ; sur sa jambe gauche qui, avec difficulté, dépasse sa jambe droite ; sur ses bras qui tentent de fendre l’air afin d’opérer ce mouvement de balancier nécessaire à la course. Bientôt le béton mouillé, qui dans la nuit naissante ressemble à une mer noire et inhospitalière, devient son seul horizon. Elle doit se rendre à l’évidence, dans quelques instants, elle ne pourra plus bouger. Plus bouger du tout. Une peur la saisit, elle se dit qu’elle va se transformer en statue comme les autres manifestant·e·s, qu’elle va être fixée sur place, que dans un instant, son cou va se bloquer et qu’elle sera condamnée à ne plus voir que cette étendue de macadam étoilée de chewing-gums. Alors dans un dernier effort, elle relève la tête et son regard se perd dans de grands yeux d’un bleu étonnant qui la fixent.

Les yeux appartiennent à un visage à la peau mate parsemée de taches brunes et sur laquelle les rides tracent de larges sillons et de petites rigoles entre les sourcils, autour des yeux et aux coins de la bouche ; un visage encadré de cheveux d’un blanc trop blanc. Un visage paysage d’une beauté peu commune sur lequel passent des ombres qui le rendent tantôt doux, tantôt froid ; qui tantôt le rajeunissent, tantôt le vieillissent. Un visage qui en contient mille autres. Ces effets de lumière rappellent à Margot l’objet premier de sa course : la luciole devrait être là, au-dessus de ce corps et de ce visage qui lui font face. Mais elle a beau conjuguer tous ses efforts, ses yeux ne peuvent plus bouger et son regard reste rivé à celui de la vieille femme. Une nouvelle fois Margot se retrouve figée, tout entière figée par une image.

Mais doucement, alors que les yeux d’un bleu dans lequel on se perd la fixent toujours, la bouche s’entrouvre et laisse passer un souffle calme puis une voix. Cette fois-ci, le tableau qui s’est imposé à Margot parle et raisonne, cette fois-ci une voix s’élève de l’image et raconte ; elle raconte qu’au commencement de l’histoire était un « si », qu’un jour un enfant naquit et que « si » fut son premier babil. Ce « si » annonçait de grandes choses, une force de caractère qui ne pouvait être que profitable parce que savoir dire « si », c’est savoir dire : « je peux malgré tout » ; la volonté humaine règne ; quand on veut, on peut ; Yes We Can. Et alors face à ce « si » les parents de l’Enfant virent se dresser des marées humaines, une foule unanime de corps hurlants, sidérée par la force de frappe de ce « si » sonnant et trébuchant. 

La voix qui s’élève a surpris Margot car elle est dotée du même grésillement lointain que celle de la luciole si bien que Margot ne peut s’empêcher de se dire que l’être luminescent qu’elle a suivi jusque-là et la femme qui s’adresse à elle, sont les deux faces d’une même pièce. Cependant si le timbre de la voix est identique, la langue, elle, n’est pas la même : ni le registre, ni l’adresse ne correspondent.

La voix a surpris Margot car elle est posée, calme, la fébrilité a disparu et c’est comme si cette image l’obligeait à rester immobile pour qu’elle prenne le temps de comprendre la logique de ces phrases qui coulent à flots.

Quelques années après la naissance de l’Enfant, le « si » miraculeux est devenu un calvaire car, toujours, quand le « non » sort de la bouche d’un autre, le « s » monte inéluctablement dans sa gorge, poursuivi par le « i » qu’elle ne peut s’empêcher de régurgiter. L’Enfant vomit les « si ». Il faut trouver comment réussir à faire taire, à tarir ce « si » qui dégouline, qui suinte de sa bouche. L’Enfant est malade et ses parents l’ont emmenée chez le psychiatre parce qu’il faut parler, faire parler la langue pour comprendre, analyser, décortiquer les causes de ce « si », pour qu’enfin il disparaisse. Mais le souci c’est que le « si » miracle-calvaire est à la source de tout, il n’y a pas d’avant le « si », il est le Premier Mot, le grand Tout, la clef de voûte de la Création de l’Enfant. Le « si » est sa Lumière parce que le « si » est son fiat lux. Et si le « si » ne sort pas, la lumière reste en elle et la consume à petit feu. Dire non au « si » c’est dire non à la continuation de l’histoire, c’est forcer le point final, écrire « The End » à la fin du premier chapitre.

Doucement, lentement, alors que tout son corps et son attention sont tendus vers les mots prononcés par la vieille femme, Margot sent monter en elle une chaleur nouvelle. Une chaleur qui part de ses pieds qui ont pris racine et qui remonte le long de ses membres.

Dire non au « si », c’est refuser le possible et le meilleur des mondes, refuser la fable du futur, refuser la fable tout court. Sans le « si » il n’y a plus que le présent. Lui refuser le « si » c’est plonger l’Enfant dans une nuit qui lui brûle les ailes. Si l’on dit non à son « si », la lumière qui soudait les plumes entre elles se dissout, les plumes se détachent une à une et L’Enfant tombe et chute. 

La chaleur court le long des jambes et des hanches de Margot, remonte dans le ventre, caresse la poitrine encore soulevée par le souffle court de la course et suspendu par le regard bleu de la vieille femme.

L’Enfant chute et le psychiatre n’y peut rien ; elle et lui ne parlent pas le même langage. Elle chute pendant que le psychiatre explique : Le SGT pour les profanes et les incultes : « Syndrôme de Gilles de la Tourette ». Le « Syndrôme de Gilles de la Tourette » pour les profanes et les incultes est un trouble neurologique caractérisé par des tics moteurs et vocaux qui a d’abord été considéré comme une maladie neuropsychiatrique rare et associée à la production de mots obscènes (coprolalie). L’Enfant souffre donc de coprolalie, elle coprolale, SI est un gros mot. SI est interdit. 

La chaleur passe dans les cordes vocales.

L’Enfant et le psychiatre avancent tous les deux sur deux lignes parallèles qui jamais ne se croiseront. Aucune connivence entre la pensée de l’une et les paroles de l’autre. La bouche du psychiatre, face à la sienne, continue de parler et L’Enfant voudrait pouvoir arrêter le flot continu de paroles, enrayer le mécanisme du moulin, coudre cette bouche qui rend coupable son « si ».

La vieille femme a fini son récit, Margot en est certaine ; la bouche de la vieille femme vient de prononcer son dernier « si » ; la bouche lentement se ferme et la chaleur se love dans la rétine de Margot. La vieille femme a parlé et une nouvelle étincelle l’a parcourue ; Margot brûle d’avoir fait siennes ces phrases.

La vieille femme a parlé et chaque mot prononcé a profondément résonné dans son corps figé ; comme si l’affrontement des deux lignes d’individus entre lesquelles il s’est retrouvé immobilisé et le dialogue impossible entre le psychiatre et L’Enfant, racontaient la même histoire ; celle de deux entités qui ne se comprennent pas et qui ne veulent ni ne peuvent parler la même langue. La vieille femme a parlé et c’est comme si la barrière de boucliers et le « non » imposé à l’Enfant, comme si les slogans des manifestant·e·s quelques fois élimés à force d’avoir trop servis et le « si » miracle-calvaire, étaient synonymes.

La vieille femme a parlé et Margot se dit que sans ce « si » il n’y a plus que la pluie qui s’infiltre au travers des manteaux, qui se glisse entre les mailles des vêtements jusqu’à la peau. Sans ce « si » il n’y a plus que le piétinement et la fatigue de l’attente. Sans ce « si » il n’y a plus que la précarité, le chômage et « la culture mise à mort ». Sans ce « si » il n’y a plus que la ritournelle des images qui tétanisent. Le « si » refuse la médiocrité du présent et dit non à la résignation. Il dit non au « non ». Le « si » braille, fuse et claque.

La vieille femme a parlé et Margot voit maintenant plus clairement la scène qui s’est présentée à elle quand elle est entrée dans cette rue adjacente à la poursuite de la luciole ; elle en reconnaît les codes. Dans les corps des manifestant·e·s, elle voit à la fois l’envie d’avancer et la peur suscitée par les armes des hommes et femmes en face. Elle voit aussi que les rangs de CRS viennent de se mettre en position, ils viennent peut-être même juste d’arriver.

Margot voit et comprend qu’il s’agit d’une tentative de manifestation sauvage, une partie des manifestant·e·s a décidé de sortir du tracé officiel du cortège pour crier sa colère et ses revendications dans d’autres rues ; les CRS ont compris, un peu tard ce qu’il se passait et se sont dépêchés de venir faire barrage. Margot sait que ces tentatives improvisées ne sont presque jamais fructueuses ; la répression et la panique arrive toujours trop vite, la gorge et les yeux se mettent toujours trop vite à brûler. Alors que cette pensée la traverse, la voix retentit à nouveau et la sort de sa réflexion : « Regarde mieux. » Et à ces mots les yeux de Margot qui étaient toujours rivés à ceux de la vieille femme retrouvent leur liberté de mouvement et son regard se déplace vers les CRS.

Les rangs des CRS ne sont pas aussi denses qu’il y paraît, pense-t-elle à nouveau.

« Oui. Et ? », dit la vieille femme.

Et puis, leur ligne ne s’étend pas sur toute la largeur de la rue, pas encore.

« Oui. Et ? »

Il y a plus de manifestant·e·s que de CRS.

« Oui. Et ? »

Ielles pourraient tenter de franchir l’écran de bouclier, il y a une seule ligne à franchir, les renforts ne sont pas encore arrivés.

« Oui. »

La vieille femme sourit et lentement se met en marche. Margot l’observe s’éloigner et cherche du regard le point lumineux qui l’éclairait quelques minutes plus tôt, mais elle a beau scruter l’obscurité, il semble avoir disparu. Des ombres brusques continuent toutefois de passer sur le visage ridé qui rappellent le volettement fébrile et la lumière incertaine, comme si passait sur ce visage leur souvenir.

Alors que l’étrange personnage s’en va, les phrases qui ont subjugué Margot continuent de résonner. La vieille femme lui tourne le dos. Au commencement, il y a : toi, toi et toi ; une sombre colère et une sombre lumière. Elle avance en direction de l’écran d’hommes et de femmes armé·e·s. Dans ma nuit, il y a : vous, vos corps et vos cris qui, en elle, entrez tout entiers, toutes entières. Arrivée juste en face, elle le longe, passe sur l’un de ses côtés et disparaît derrière lui. Au commencement, il y a nous et une revanche à prendre. Au même moment, les cris retentissent à nouveau, les corps se remettent en mouvement, le monde change, le monde bouge et un… et deux… et trois… Margot court.

Margot court et avec elle la foule s’est élancée, la pluie a cessé et la ligne de boucliers, tendue à bout de bras, s’est démantelée.

LI PO CE