Et si #1

L’heure approche mais des souvenirs tournent dans la tête de Margot ; des flambeaux dans la nuit, des cris, les mains frappent contre les grillages de chantier le long de la rue et le bruit envahit le cortège, les mains levées claquent en rythme : « Siamo tutte antifasciste ! »

L’heure approche et Margot devrait partir mais des images du passé défilent sur sa rétine et elle n’arrive plus à bouger ; les corps avancent, collés les uns aux autres. Les femmes qui se sont rassemblées pour affirmer leurs droits rient et braillent. Les phrases et les slogans fusent et claquent. Ce soir-là, les rues traversées leur appartiennent ; les corps avancent et la statue de la Place de la République se dessine au loin.

L’heure approche mais les souvenirs figent Margot sur place ; les corps sont empêchés d’avancer : « Nous sommes fortes, nous sommes fières… » Les casques et les boucliers se resserrent. « … et féministes et radicales… » Les matraques brillent dans l’obscurité. « … et en colère ! » La gorge brûle et les yeux pleurent.

L’heure approche, mais les CRS encerclent les dernières manifestantes, les autres se sont dispersées ; des cheveux sont tirés, des ventres plaqués au sol : « Tu rigoles moins maintenant sale pute ! » Margot court dans les souterrains de la station de métro avec quelques autres personnes, des CRS les poursuivent, elle dévale des escaliers ; le quai ; une rame de métro ; les portes se referment. République disparaît. Le cœur bat vite, trop vite.

L’heure approche et Margot a peur. Ces réminiscences ont ouvert la voie à une inquiétude sourde qu’elle avait jusque-là réussi à ignorer ; elle reste sur le pas de la porte. Son téléphone sonne : À quelle heure arrive-t-elle ? Hésitation, balbutiements. On l’attend de pied ferme à la sortie du métro. Elle a dit qu’elle viendrait, elle ne peut pas se dédire. Margot raccroche. Elle sera là dans une quarantaine de minutes. Margot se fait violence et claque la porte de chez elle, fort, un peu trop fort. Le début de la manifestation était prévu à 15 h 30 sur la Place de la République, elle y sera à 16 h 15.

À la sortie du métro, tout un groupe l’attend : des ami·e·s, jeunes, la vingtaine ; beaucoup sont encore étudiant·e·s, en lettres, en sociologie, en philosophie, d’autres sont en école de théâtre ou d’art. L’accueil chaleureux qui lui est réservé et la joie de retrouver ces personnes que, pour certaines, elle n’a pas vues depuis longtemps, font disparaître les images qui l’ont clouée sur le pas de sa porte et celles qui ont ressurgit sur le trajet. Des images filmées cette fois, qui apparaissent régulièrement sur son fil d’actualité Facebook et qui se sont ancrées dans sa mémoire : coups de matraques, flashball, visages balafrés, œil crevé, main arrachée. L’énergie qui se dégage du groupe d’ami·e·s force le flux d’images à passer au second plan ; malgré la bruine et le froid rugueux de ce début de mois d’octobre, ça discute, ça braille, ça fuse et ça claque sur la Place de la République et les images qui la paralysent passent en sourdine.

Les minutes s’écoulent et à 16h45 le rassemblement est toujours sur la place ; les manifestant·e·s continuent de discuter et de brailler, mais peut-être un peu moins. Margot et quelques autres sont parti·e·s en quête d’informations, et la réponse est sortie de la bouche d’un homme avec un brassard « Union syndicale solidaire » : « C’est toujours la même chose ; il faut attendre ; les cars de CRS en tête de cortège n’ont pas encore bougé, on ne peut pas encore avancer. Ils font tout le temps le coup ! »

Retour au groupe, partage des informations, ça fuse et ça claque ; c’est vrai que c’est toujours la même chose, enfin au moins depuis le 05 décembre 2019 et ses 65 000-selon-la-police, 250 000-selon-la-CGT manifestant·e·s sur la Place de la République.

À 17 h le monde finit par bouger : soupirs de soulagement. Fin temporaire du piétinement, « AntiAntiCapitalistesaHA » et la bruine continue de bruiner.

À 17 h 30 la voix des uns répond à celle des autres, les slogans fusent et claquent, mais il fait froid et l’eau commence à s’immiscer sous les manteaux.

À 18 h nouveau temps mort, pause : les pieds et les hanches s’alourdissent, la pluie plaque les cheveux contre le front et les tempes. La cause du retour à l’immobilité reste hors-champ mais elle est dans toutes les bouches. Toujours les cars de police devant. Au milieu de ce cortège à l’arrêt, Margot ne peut plus ignorer la présence du cordon de CRS mobiles qui encadre méticuleusement le cortège, ni celle des barricades qui barrent l’accès aux grands axes de circulation adjacents. Tous ces signaux qui laissent entendre aux manifestant·e·s qu’ielles ne pourront faire autrement que de marcher au pas. Sagement. « Vous marchez parce que nous le voulons bien. » Au milieu de la foule masquée en raison des mesures sanitaires, Margot a l’impression de participer à une grande mascarade, un bien triste carnaval.

À 18 h 15 le mouvement reprend mais ça claque vraiment moins. Margot a froid ; la bruine ruisselle maintenant dans son dos et elle ne sent plus ses doigts. L’euphorie des retrouvailles est passée, les slogans s’affaissent, les rires se tassent et elle sent que la ritournelle inquiétante des images intérieures risque à tout moment de rejaillir. Mais soudain, alors que tout son corps lui demande du répit, alors qu’elle se sent de plus en plus piégée au sein de ce cortège qui avance péniblement, alors que la peur commence à s’emparer de son cerveau et de son estomac, un bourdonnement passe à côté de son oreille, une lueur passe devant ses yeux : le monde change, les membres se réchauffent, les enjambées se font plus grandes, les bras s’agitent, le torse se penche vers l’avant. Et un, et deux, et trois… Margot court.

Margot court et poursuit le son étrange et la petite lumière qui l’ont frôlée et qui s’éloignent déjà.   Margot court parce que la luciole virevolte autour des manifestant·e·s et qu’au passage de ce minuscule être de lumière, leurs corps se figent. Margot court parce que la luciole est passée et qu’avec elle le monde s’est arrêté, la pluie a cessé, le groupe s’est effacé, et la pancarte brandie à bout de bras, en tombant, s’est démantelée :

INTERMI PRÉCA TTENCE CHÔ RITÉ CA VA MAGE PÉTER   

Margot court parce qu’au moment où la luciole l’a effleurée, elle a entendu une voix lointaine teintée d’un léger grésillement. Une voix qui ressemblait à celles qui s’échappent de vieux postes de radio que l’on n’arrive jamais à mettre sur la bonne fréquence, dont le son n’est jamais net. Cette voix s’est éloignée en même temps que l’être de lumière, si bien que Margot a associé le corps à la voix. Margot court parce que ces mots qu’elle croit être ceux de la luciole, la saisissent mais qu’ils s’éloignent vite, trop vite. Au début des années 1960, à cause de la pollution nous avons commencé à disparaître. Et les mots se gravent dans l’esprit de Margot. Après quelques années, nous n’étions plus. Et elle ne peut s’en défaire. Mais personne ne s’en est rendu compte. Et il n’y a plus qu’eux qui existent. Pendant qu’elle court, les mots tournent en boucle dans sa tête et bourdonnent dans tout son être ; elle n’entend plus qu’eux. Au commencement, il y a : toi, toi et toi ; une sombre colère et une sombre lumière. Elle ne connaît plus que ces mots qui sont devenus en un instant son seul vocabulaire. Ils l’obnubilent, elle ne voit plus qu’eux qui se dessinent en lettres de lumière clignotante dans son cerveau. Dans ma nuit, il y a : vous, vos corps et vos cris qui, en elle, entrez tout entiers, tout entières. Elle ne goûte plus qu’eux, elle les mâche, les avale et les déglutit. Ils deviennent son souffle et son cœur ne pulse plus que pour que ce seul message se transmette dans tout son corps, dans tous ses pores, qu’il innerve l’entièreté de son être. Au commencement, il y a nous et une revanche à prendre.

Margot court parce qu’elle s’est sentie immédiatement liée à cette minuscule source de lumière et de chaleur mobile. Elle court, parce que l’étrangeté de ce petit point lumineux l’hypnotise et parce qu’à tout moment elle manque de le perdre de vue : un clignement trop long des paupières, la vision qui se trouble à force d’être concentrée, un écart contraint par la présence d’un obstacle imprévu, et la luciole risque de disparaître. Et cette peur fait vite battre son cœur, vite, trop vite.

Margot court parce que la luciole est belle et parce que c’est la première fois qu’elle en voit une. Ce corps de lumière insaisissable la séduit car il est une forme neuve qui vient se superposer au mot connu et rêvé ; une nouvelle image qui lui permet d’associer une forme à l’idée qu’elle se faisait de ces êtres luminescents qui, quoiqu’elle n’en ait jamais vu, la fascinent depuis qu’elle a découvert, par hasard, une lettre de Pier Paolo Pasolini. Cette fascination pour la luciole, c’est comme si Margot l’avait volée ; volée à ce poète qu’elle admire et qui, bien avant elle, a envié aux lucioles leur éclat et leur envol. Cette fascination, Margot l’a dérobée à cet artiste à qui le volètement hypnotique de ces corps infimes a, un jour, donné envie de danser nu en l’honneur de la lumière. À l’enivrement de la course, se mêle l’ivresse de ressentir la même joie que celle éprouvée par le poète face au ballet des lucciole.

Margot court parce que le rayonnement de la luciole est beau. Elle aime cette tache infime qui produit une lumière à la fois fulgurante et fragile. Cette lueur qui ne supporte pas les lumières artificielles de la ville et qui disparaît subitement lorsqu’elle passe sous les faisceaux des lampadaires. Cette lueur qui éclate quand, l’espace d’un instant, elle révèle des bouts de peau et des parcelles de visages, Margot l’admire. Cette lueur qui semble provenir d’un corps fébrile luttant pour la produire et la préserver, fait surgir des figures fugitives et irréelles que dans sa course la jeune femme ne peut que saisir au vol, qui ont à peine le temps de s’imprimer sur sa rétine avant de disparaître et d’être remplacées par d’autres images.

La luciole passe et apparaissent des gouttes de pluie qui perlent les cheveux, des yeux brillants et l’arête d’un nez coincé entre un bonnet et un masque, les veines gonflées de la gorge d’un homme qui chante, des poings levés. Margot court.

La luciole brille et se révèlent les commissures de lèvres tendues à l’extrême d’une femme qui crie, les bandes réfléchissantes d’un gilet de sécurité, l’auvent en plastique d’une poussette, des lunettes embuées. Margot court.

La luciole scintille et voilà des banderoles qui sortent de la pénombre : « L’art est public », « Fin aux vaseux communicants », « La culture mise à mort ». Margot court.

Margot court et ces nouvelles images se placent à côté de celles qui, quelques instants plus tôt, ont fait monter la peur en elle. Ces furtives apparitions lui révèlent une nouvelle ligne mélodique qui vient compléter la ritournelle des images de violences policières. Un nouveau refrain qui fait contrepoids et d’où ressurgit la raison d’être de ce cortège : tout à l’heure la Place de la République était pleine parce que le 03 octobre 2020, la précarisation ça parle. Ça parle aux étudiant·e·s, aux chômeurs et aux chômeuses, à l’Hôpital, aux intermittent·e·s du spectacle, aux profs, aux PME, à la classe moyenne, aux personnes les plus précaires dont la précarité se précarise de façon exponentielle ces derniers temps. La précarisation a rempli la Place de la République quelques heures plus tôt et la beauté des images éclairées par la luciole rappelle à Margot leur absolue nécessité.

La gorge de Margot brûle mais devant elle la luciole inlassablement répète ces paroles qui la harponnent et la forcent à poursuivre sa course, des paroles qui semblent, elles aussi, être proférées au prix d’une pénible concentration de forces. Des phrases lumineuses ânonnées dans un souffle haché à peine perceptible qui répond à la respiration courte de Margot. Le sang bat dans ses tempes, elle souffle, la luciole aussi et bientôt les deux halètements s’entremêlent dans son esprit, bientôt Margot ne sait plus de qui provient cet essoufflement entrecoupé de mots.

Suivez-moi tant que je suis là !

Le corps et la respiration s’emballent, il faut rattraper la luciole absolument, absolument la rejoindre, voir ce qu’elle veut montrer avant qu’elle ne disparaisse, mais le cœur bat trop fort dans la poitrine, les muscles deviennent douloureux. Soudain, comme si elle l’avait compris, la luciole ralentit, elle s’immobilise presque au loin. Margot est parcourue d’un frisson d’excitation ; la distance entre elle et l’infime lumière diminue. Une fois passé le camion « Lutte ouvrière » qui se dessine devant elle, il ne lui restera plus que quelques enjambées. Margot court et se rapproche inexorablement, le camion est maintenant dans son dos. Cependant là, devant elle, les groupes de manifestant·e·s immobilisés se font plus compacts ; les statues piétinent, se resserrent, s’agglutinent. Chacune d’entre elles devient un obstacle à l’avancée de Margot qui doit jouer des coudes, pousser les corps figés, se glisser dans des interstices ; le souvenir d’une voix qui lui semble très lointaine ressurgit alors en elle : « C’est toujours là même chose. Il faut attendre. Ils font toujours le coup. » La jeune femme se rend compte qu’elle est arrivée en tête de cortège et que les lignes des manifestant·e·s se sont resserrées parce qu’elles attendent, parce que le cortège est bloqué. La luciole est tout près maintenant mais brusquement elle s’engage dans une rue perpendiculaire et Margot se précipite à sa poursuite.