Anthologie des affamées #2

« Lorsque je m’écriai doucement, heureux, que j’avais bien faim, la Cheffe se redressa, et tendant le bras, elle montra les poules, les jeunes légumes, les cerises déjà mûres. Elle me dit que le repas était là, sobre, magnifique et parfait.

Nous pouvions nous imaginer la saveur de chaque élément comme de ces éléments combinés. Elle n’inventerait jamais rien de plus simple ni de plus beau, aussi notre vin, cet excellent graves, suffisait à notre déjeuner qui constituait le couronnement, dit-elle avec un douloureux sérieux, de la longue cérémonie qu’avait été sa carrière. »

La Cheffe, roman d’une cuisinière
Marie NDiaye

« Officiellement, Victoire fut donc engagée comme cuisinière au service des Walberg. Pourtant, aucun papier ne l’atteste. Dès les premiers repas, elle stupéfia son monde. Loin de se contenter d’exécuter avec brio des plats créoles, elle inventa. C’est ainsi que le deuxième jour, elle servit une pintade au gros sel et aux deux choux qui fit pâmer Boniface, déjà sous le charme, il est vrai.

Ce que je veux, c’est revendiquer l’héritage de cette femme qui apparemment n’en laissa pas. Établir le lien qui unit sa créativité à la mienne. Passer des saveurs, des couleurs, des odeurs des chairs ou des légumes à celles des mots. Victoire ne savait nommer ses plats et ne semblait pas s’en soucier. Elle était enfermée le plus clair de ses jours dans le temple de sa cuisine, petite case qui s’élevait à l’arrière de la maison, un peu en retrait de la case à eau. Sans parler, tête baissée, absorbée devant son potajé tel l’écrivain devant son ordinateur. Elle ne laissait à personne le soin de hacher une cive ou de presser un citron comme si, en cuisine, aucune tâche n’était humble si on vise à la perfection du plat. Elle goûtait fréquemment, mais, une fois la composition terminée, ne touchait pas. »

Victoire, les saveurs et les mots
Maryse Condé

« Elles me tendent un plateau d’épices à trier. Je m’assieds sur un autre perron, celui de ma solitude, et je passe mes mains dans les graines odorantes de cumin et de coriandre. Je les rassemble en monticules, puis les aplatis, puis y dessine des visages et des oiseaux. Je respire mes doigts, et les poussières d’épices qui y sont accrochées me donnent envie de les lécher. Les graines rondes de coriandre roulent et s’échappent avec un petit bruit heureux. Le cumin oblong reste immobile, mais son bruit d’écaille me donne à penser qu’il voudrait partir aussi, s’il le pouvait, rouler sur la surface métallique du plateau et déborder de tous côtés jusqu’à terre, et là s’enfoncer et commencer une autre histoire. Les épices attendent d’être moulues par les mains nerveuses de ces femmes sous un pilon où elles perdront leur cosse. Délibérément pilées avec la rage des cœurs secs, libérant de plus en plus fortement leur arôme comme une vie qui s’échappe lorsque le corps est broyé par la mort, et se déversant en pluie dans l’huile bouillante où les feuilles de karipule achèvent de cuire. Les graines de moutarde se révolteront jusqu’à la dernière minute. Mais elles finiront toutes par offrir leur mort dans cette surabondance de parfums et de saveurs. Pour rien. Pour parfumer la bouche vide des hommes. »

Pagli
Ananda Devi