Abrègement

Chapitre 3 : Kiddo

C’est pas banal de commencer par le troisième chapitre, mais c’est celui qui me convient le plus pour le moment. L’ensemble parlera de l’Abrègement, un lieu fictif qui n’existe que dans les souvenirs d’une poignée de personnes précieuses à mes yeux. Je suis dessus en ce moment et disons que mettre ce chapitre ici c’est une façon d’officialiser un travail en cours, comme la pause d’un devis en quelque sorte.

C’est une petite main, une petite main potelée toute rose et tendre, pleine de vernix qui vient de s’agripper à ton index et l’a élu comme point d’ancrage parental. Tu te sens con parce que tu ne pensais pas que tu serais ému comme ça.

Non, c’est pas ça…

Tu pensais que tu serais ému, oui bien sûr, évidemment, mais pas comme ça, pas autant que ça. C’est difficile de le raconter sans spoiler aux autres. Tu connais plein de parents ou de futurs parents en devenir dans ton entourage qui convergent tou·te·s vers la même idée : celle justement de devenir parents. Tu te rappelles que ça t’avait saoulé fort qu’on te dise « tu verras ceci… tu verras cela… ». Tu te sentais anormal parce que tu ne ressentais rien, parce que ça ne changeait pas radicalement ta vie. Tu te disais « je suis une merde » tu le pensais fort et ça te bouffait la gueule de te dire que cette merde allait devenir 50 % d’un vaisseau qui porterait bébé jusqu’à un adulte qui te regarderait avec le mépris et la répugnance qu’on accorde aux vieilles merdes. Tu as donné de ta personne pourtant, en te fiant à ce que tu croyais qu’on pouvait raisonnablement attendre de toi. Tu t’es forcé à sourire, à paraître émerveillé, mais ça ne te faisait pas l’effet que tu croyais que ça te ferait. Heureusement qu’il y a cette petite main rouge sang qui aujourd’hui te chope à l’endroit de tes certitudes et qui te serre jusqu’à en faire crever tes glandes lacrymales en des ruisseaux incontrôlés.

C’est difficile à expliquer. Putain… Le comble !

C’est quelque chose que tu n’as même pas peur de perdre, c’est fort à ce point-là.

C’est fort au point d’être irrésistiblement présent. C’est une affirmation, c’est une certitude, tu auras beau faire : c’est devenu une évidence. Tu ne pourras jamais plus faire marche arrière, il y a eu un avant et maintenant. Il y a ta fille qui te chope le doigt et qui ne te laisse pas partir, pas tant que sa mère ne sera pas réveillée de son sommeil artificiel en tout cas. Sa mère à qui on a dessiné un sourire pour que votre fille sorte et qui en cet instant précis ne doit rien percuter de ce qu’il se passe. Une main se pose sur ton épaule tout doucement pour éviter de la briser. L’infirmière est à côté de vous deux depuis tout à l’heure. Sans déconner ça pourrait avoir été une éternité entière sans que tu la remarques, et d’ailleurs c’est cette impression que ça te donne quand tu t’aperçois qu’elle est là debout à côté de toi qui es assis et d’elle qui est allongée contre ta poitrine.

L’infirmière porte des sabots en plastique avec des taches vertes et blanches, le genre « la gamme juste du dessus ». Elle a dû avoir accès au catalogue des fournitures et elle a décidé de mettre quelques ronds de plus de sa poche pour ne pas avoir le modèle standard. C’est ce que tu te dis maintenant que tu t’es aperçu de son existence, de sa présence dans vos présences à tous les deux. Quelques euros dépensés sur sa paie mensuelle, retirée des factures, du loyer, des assurances auto et habitation, des achats alimentaires, des fringues des soins et des à-côtés. Peut-être quelque chose comme 4 ou 5 balles en plus, pas une ruine, mais pas nécessaire non plus. N’empêche que tu les as remarqués ses sabots différents des autres sabots et maintenant tu sais que tu vas t’en rappeler toute ta vie.

L’infirmière à qui appartiennent les pieds dans les sabots un peu plus chers te parle, vous parle. Tu ne comprends rien de ce qu’elle te raconte, c’est le brouillard là-dedans. Il y a de l’eau de partout sur tes joues et sur ton front, tu transpires, tu pleures, tu te pisses un peu dessus. Tu n’as pas encore osé dire que tu voulais passer aux toilettes, tu as pris ton médicament ce matin à 4 h en partant vers l’hôpital, ce serait con de claquer d’un arrêt cardiaque maintenant. Le problème c’est le côté diurétique de la pilule, si tu la combines aux deux cafés solubles que tu t’es pris tu as maintenant la vessie pleine.

Comment ?

Si tu veux une photo de toi et de la petite ?

Mais bien sûr que tu veux une photo de toi et de la petite.

Tu te rends compte que ta voix n’est pas la même, qu’elle s’est transformée en quelque chose de plus doux, de plus aigu. Tu parles comme tu parlerais un lendemain de nuit blanche à faire la teuf, tu parles la langue de celleux qui ne dormiront plus aujourd’hui et qui le savent.

Comment elle s’appelle ?

Comment elle s’appelle ?…

Elle s’appelle kiddo…

Oui, c’est un joli prénom n’est-ce pas ?

Tu t’en fous de ce qu’on te raconte, tu sais que tout est faux, que tout n’est qu’un mensonge sans fin et mal joué dans lequel les gentes ne savent même plus quel rôle tenir. Toi-même tu n’es plus bien sûr. Il y a cette petite main qui compte bien plus que tout désormais.

Merde, une seconde…

Comment va sa mère ? Depuis combien de temps n’est-elle pas avec nous ? Pourquoi je n’ai pas pensé d’abord à elle ? Qu’est-ce qui cloche putain avec moi ? C’est le plus beau jour de nos vies et je le passe seul avec notre fille.

Elle arrive, elle est épuisée, tu vas devoir attendre encore un peu. Tu sais, elle a perdu beaucoup de sang, on te dit combien, comme un con tu penses en quantité de gobelets à café pour ne pas oublier. Tu comptes les gobelets à café qu’on aurait pu remplir avec tout ce qu’on t’a dit de sang que ta conjointe a perdu et tu trouves que c’est beaucoup trop. Déjà un ce serait beaucoup trop, mais là c’est pas possible. Tu t’imagines une table sur tréteaux et un genre de grand saladier à punch dans lequel il y a tout ce fluide et une louche pour servir les gobelets à café. C’est beaucoup trop un saladier à punch, personne ne peut perdre un saladier à punch de sang sans en crever ? Non ? Combien de saladiers en moyenne pour un humain ?

Pourtant tout le monde vous sourit à toi et à la petite dans tes bras. Tu es habillé du pyjama de coton lavande qu’on t’a donné, tes pieds et ton torse nus. On a mis une couverture autour de toi et de ta fille pour qu’elle se blottisse contre ton sein tout plat et sans lait.

Désolé kiddo je sais que tu te cramponnes à quelque chose de grassouillet dont l’intérieur est pourtant aussi sec qu’un verre de sable. Tu as faim kiddo, je le sais, je le vois bien. L’infirmière, celle qui sourit tout le temps et qui nous a pris en photo tous les deux avec mon portable me dit que je devrais mettre mon petit doigt dans ta bouche pour te rassurer. Il faut que tu tétouilles un peu pour te sentir plus confort. Je m’exécute mal à l’aise.

Je regarde ma poitrine plate, je regarde ma poitrine plate, je regarde ma poitrine plate.

Tu n’auras pas mon lait kiddo, il va falloir attendre ta mère, j’ai rien d’autre pour toi que ce biscuit sec auriculaire.

J’ai bien fait d’être pointilleux sur ma manucure.

Je n’ai pas de lait, je n’ai pas de seins, je sais kiddo, je gère pas grand-chose là. Je tremble de tous mes membres parce que j’ai froid et parce que j’ai les jetons et parce que je me sens tout vulnérable à te tenir comme si tu allais disparaître à tout jamais.

On est samedi, il est 12 h et quelque chose kiddo, bienvenue sur terre.