Périphérique intérieur
vroum je me suis cogné la tête contre la fenêtre et puis le front collé le front englué une pellicule de buée métallique s’est formée sur mes yeux je ne vois plus rien je ne dis plus rien mes pupilles imperméables s’écarquillent et tentent malgré tout de distinguer une image du boulevard périphérique qui disparaît déjà devant moi là juste là derrière moi en dehors de moi vroum une voiture s’est posée sur mon épaule et fait le tour de mon corps son coffre encore ouvert est rempli de petits morceaux d’éternité ceux que l’on jette et que l’on écrase négligemment sous nos chaussures ceux que nous laissons traîner quotidiennement derrière nos pas et que d’autres ramassent collectionnent ou rassemblent vroum ce monde va trop vite et tourne en rond lorsque les tombes du cimetière des batignolles semblent quant à elles si lentes et si peu aérodynamiques peut-être sont-elles à court d’essence condamnées à attendre impassiblement sur la bande d’arrêt d’urgence l’arrivée d’une dépanneuse qui viendraient les extirper de leurs sommeils indécents vroum je trébuche en arrière et le béton s’incruste sous ma peau il m’a fallu quelques jours pour me faire une place ici il m’a fallu éplucher deux ou trois clémentines et écouter le silence le silence des plumes le silence des sachets plastiques le silence des gestes maladroits il m’a fallu attendre de rencontrer l’enfant joyeuse qui s’agite ici avant de parvenir à détourner mon regard aquatique du courant continu du périphérique intérieur
porte des lilas 15h28 le sol est à moi le sol est en moi je ferme les yeux et je me souviens de la nuit noire et déserte à la recherche de quelque chose sur lequel accrocher mon regard des restes d’ordinateur un ventilateur des circuits imprimés gisant sur le trottoir faire la collection l’inventaire de reliques citadines comme l’on fait l’inventaire de gestes quotidiens jouer déchirer se tordre de rire piétiner de rage mes yeux se plissent à quelques mètres de l’échangeur à la croisée des routes entrantes et sortantes là où les bruits les désirs les corps se croisent se mêlent se tordent et parfois collisionnent 15h44 à présent faire le premier pas se promener divaguer polissonner le long des boulevards maréchaux le long du trajet circulaire du tramway 3B
porte de pantin 16h06 périphérique intérieur fluide périphérique extérieur ferme à 21h30 construire sans cesse se reconstruire les oreilles gelées les idées froides le bruit ambiant de la ville me paraît si calme aujourd’hui franchir une muraille de pigeons moqueurs manquer d’écraser une banane éventrée sur le trottoir prendre le temps de faire de l’exercice jambe à jambe sur le mobilier urbain flambant neuf baigné par le charme attachant des terrains vagues des commerces anonymes s’asseoir face à la résidence universitaire aux volets orangés quelques instants perdre conscience perdre confiance combien d’échafaudages d’acier d’aluminium devrais-je encore assembler pour retrouver la vie brune la vie oubliée la vie colmatée
faire écrouler les murs décoller la moquette révéler le faux plafond dérouter l’installation électrique se créer une chambre à soi une chambre où se projeter une chambre où faire entrer le monde à la fois si loin à la fois si près du bruit des moteurs de la vie rapide de la vie prosaïque apprendre à habiter là où les cravates et les tailleurs pantalons avaient jadis leurs repères dg drh ingé com compta support informatique une promotion exceptionnelle ce mois-ci pour partir en république dominicaine avec toute votre famille vous est proposée par votre comité d’entreprise hôtel quatre étoiles spa piscine et pension complète plus d’informations dans nos bureaux du quatorzième étage se trouver une place tant bien que mal parqués les uns sur les autres dans ces casiers pour humains dans ces white cubes impersonnels et uniformes où ma mère travaillait elle aussi autrefois avant de tout plaquer du jour au lendemain violent soulagement du plan de départ bye bye les rires la convivialité des années 90 les amitiés nouées à la cafète du douzième bye le stress des réunions la pression constante les angoisses chroniques de ne pas accomplir les objectifs annuels bye les collabos du management moderne tous responsables de cette course à la performance sempiternelle jonchée d’humiliations quotidiennes et d’incitations à la délation de ses collègues obsolètes bye la corporate life siège légitimé de toutes les injustices de toutes les discriminations vous serez tous et toutes convié·es à mon pot de départ là-bas de l’autre côté du boulevard périphérique au cimetière des batignolles
porte de la villette 16h41 périphérique intérieur toujours fluide porte de bagnolet 5 minutes le ciel est gris comme en union soviétique il est si difficile de ne pas penser d’ouvrir ses yeux charbon sans chercher à décrire sans chercher à écrire égaré à l’interstice du boulevard serrurier et du boulevard macdonald mon esprit commence déjà à s’épuiser mon ventre à gargouiller j’ai si faim j’ai la grignote mais autour de moi c’est l’abîme péri-urbain les grille-pains désossés les bouts de ferraille rouillés entament de me grignoter bourgeois vous êtes des assistés des fainéants des inutiles c’est nous prolétaires qui produisons les richesses pouvais-je lire scotché contre un lampadaire détérioré et puis l’odeur du poney club m’enjoins d’accélérer et merde voilà j’ai soif
ce matin j’ai posé une pierre bleue sur la tombe de ma grand-mère pour dire que j’étais passé le corps léger les yeux curieux je me suis autorisé peut-être pour la première fois depuis que je viens ici un moment pour regarder autour de moi un moment pour sillonner en travers des sépultures du carré juif du cimetière parisien de bagneux au croisement de l’avenue des marronniers d’inde et celle des bouleaux fastigiés à l’entrée de la 39ème division ici les tombes sont rarement regroupées par famille mais davantage par affinités amicales politiques géographiques culturelles les amis de radom les amis de siedlec les amis de lodz l’union des anciens combattants et engagés volontaires juifs de 39-45 où mes grands-parents sont enterrés parmi d’autres inconnus une multitude d’associations juives communistes socialistes révolutionnaires marxistes léninistes trotskistes ou encore là-bas abrité discrètement au bout de l’allée la fédération des pâtissiers-boulangers déportés à auschwitz
ziyue m’a raconté qu’en chine les défunts étaient traditionnellement enterrés dans les montagnes aux côtés de leurs conjoint·es petite elle aimait se promener plusieurs fois par an dans ces endroits retirés du monde ces lieux de brousse et de ronces où l’on pouvait s’amuser à grimper sur de drôles de collines-tombeaux et entendre le vent les ruisseaux les arbres discuter entre eux une fois par an à l’occasion de la fête des morts sa mère cuisinait exceptionnellement un repas à apporter au cimetière dans la clarté du jour au son des feuilles qui frémissent elles posaient deux assiettes côte à côte sur la tombe familiale l’une comme offrande aux divinités l’autre en guise de nourriture pour l’être absent et qui nous manque enfant bouclé préservé de la mort des tombes des caveaux des cimetières peut-être que la prochaine fois moi aussi je cuisinerais une assiette pour la tombe de ma grand-mère
porte d’aubervilliers 17h38 périphérique intérieur encore et toujours fluide après un détour malencontreux à corentin cariou ainsi qu’un autre détour malencontreux à la patisserie casher (infâme) du coin ainsi qu’un autre détour des plus malencontreux à l’interdiagonal pour y acquérir un ice tea citron-pêche des plus rafraîchissants me voici bel et bien de retour sur les rails de mon échappée excentrique à me demander ce que je fabrique des mes journées de toutes ces longues heures vécues en un instant vécues l’esprit désœuvré l’esprit déthéiné
porte de la chapelle 17h56 périphérique extérieur je prends la tangente en route vers un autre monde gauche droite gauche droite à présent les mots manquent pour décrire ce qu’il y a autour de moi pour décrire ce qui se passe en moi des sacs de béton volent par-dessus ma tête des immeubles surannés 35 000 m2 de bureaux à louer s’écroulent à mes pieds faites retirer vos encombrants sous 24 à 48h en prenant rendez-vous sur paris.fr ça y est ça fait plus de deux heures que je marche et me voilà enfin à la frontière d’un autre monde d’une autre réalité d’un autre espace singulière démence supra-urbaine
sur la tombe d’andré breton au cimetière des batignolles est inscrit je suis à la recherche de l’or du temps sébastien guide local google + 103 avis après avoir visité le cimetière il y a deux mois écrivait autre chose l’atypie du lieu réside en ses habitations avoisinantes et le périph qui passe au dessus pas une particularité très attirante me direz-vous en revanche ça le démarque du cimetière de banlieue qui ressemble à tous les autres à la différence que celui-ci est bruyant (quid de reposer en paix) en ce moment de jolis félins ont envahi le cimetière assez craintifs et inapprochables aussi un personnel vigilant qui part faire des rondes à plusieurs dans un cimetière mort un cas de ghoul radioactive peut-être alors que je suivais de loin les adorables chats tout en étant pris en flagrant délit d’être tombé sous le charme près de la loge de la gardienne celle-ci en sort mécontente et me surveille jusqu’à ma sortie
porte de clignancourt 18h18 j’ai intégré le grand courant le fleuve intégral le moule pâtissier parmi vous parmi les autres s’engager suivre la ligne suivre la bande blanche sépulture paysagère : une sépulture végétale pour votre tombe suivre les bonnes étapes de vie le bon kilométrage rejoindre les opel corsa les toyota yaris les nissan qashqai les renault captur consommer polluer avancer à tout prix même si le prix de l’essence s’emballe même si les essuie-glaces même si les phares ne répondent plus il faut poursuivre notre route
porte de saint-ouen 18h44 fermeture anticipée du périphérique intérieur guérir sortir de nos cellules dorées nous extirper de nos sommeils polystyrène marcher être ailleurs rouler être ailleurs raccorder nos identités fragiles à des cordes de guitare amasser les pots de peinture le café d’orge les éponges regarder le monde avec des yeux de chat grimper sur les trottoirs de mousse y perdre une plume balayer les restes de gravats qui nous servaient autrefois de murs s’attarder sur une flaque d’eau qui scintille marcher ne rien dire rouler ne rien dire et dans l’ébullition urbaine dans le flou végétal tenter de relier nos périphériques intérieurs nos cocottes nos marmites malgré la maladresse malgré les blessures malgré les brûlures